Vendredi soir à Colmar, la température est à peine estivale. Tant mieux parce que, dans la vaste nef de l'église Saint-Matthieu, on a quelques souvenirs cuisants de fournaises qui indisposaient autant les musiciens que le public. Pour le concert d'ouverture de sa deuxième édition comme directeur artistique du Festival, Alain Altinoglu applique le même adage que l'an dernier – on n'est jamais si bien servi que par soi-même – en conviant l'Orchestre Symphonique de la Monnaie dont il est le directeur musical depuis 2016. Cette double casquette de chef et de programmateur nous vaut une programmation aussi audacieuse qu'originale, tout ce qui signe un authentique festival.
L'Orchestre de la Monnaie est d'abord un orchestre de fosse, celui de l'opéra de Bruxelles, la seule entité lyrique fédérale de Belgique. On doit à Alain Altinoglu d'avoir profondément renouvelé les effectifs et les pratiques de l'orchestre. On va très vite s'en apercevoir avec le prélude de Lohengrin, qui témoigne d'une cohésion et d'une tenue impressionnantes dès le pianissimo initial aux cordes. Le chef évite l'écueil du thrène funèbre qu'on entend trop souvent ici, adopte un tempo plutôt allant et tire de son orchestre une lumière, une transparence bienvenues.
On se réjouit ensuite de retrouver un familier de la maison d'opéra bruxelloise, le baryton français Stéphane Degout, pour le cycle des Lieder eines fahrenden Gesellen de Mahler. Certaines œuvres sont associées à un interprète ou un type d'interprétation qui peut obérer notre capacité à en retrouver la fraîcheur d'inspiration : pour nombre de mélomanes, ce cycle, chanté aussi bien par des femmes que par des hommes, est assimilé au sombre contralto de Kathleen Ferrier ou à l'expressionnisme grandiloquent de Dietrich Fischer-Dieskau.
On apprécie d'autant plus ce soir la retenue dont fait preuve Stéphane Degout, une retenue qui n'est ni timidité ni prudence. Au contraire, le texte est dit dans toute sa dimension, la poétique spécifique à chacune des quatre mélodies choisies par Mahler bénéficie d'une voix parvenue à sa pleine maturité, d'un bronze chaleureux sur toute la tessiture, sans qu'il soit besoin pour le chanteur de surligner une musique qui se suffit à elle-même.

Alain Altinoglu dessine à l'orchestre le caractère de chacun des lieder : les vents de la Monnaie s'en donnent à cœur joie dans le registre populaire du premier (« Wenn mein Schatz Hochzeit macht »). Stéphane Degout s'ébroue sans difficulté apparente dans l'exaltation quelque peu factice du deuxième (« Ging heut' morgen über's Feld »), bien que le registre aigu soit très sollicité. Le caractère profondément dramatique du troisième (« Ich hab' ein glühend Messer ») fait inévitablement penser à Wozzeck, encore un rôle magnifiquement incarné par le baryton français. L'émotion atteint des sommets.
Elle ne retombera pas dans la sublime conclusion du cycle, cette évocation si tendre et résignée des « deux yeux bleus » de l'aimée. En grand chef d'opéra, Alain Altinoglu fait mieux qu'accompagner son soliste, il sertit sa voix dans un écrin de toute beauté. Le tonnerre d'applaudissements qui salue cette interprétation conduit le chef et le soliste à offrir un bis passionnant : l'un des lieder de jeunesse de Mahler, lui aussi tiré du recueil du Knaben Wunderhorn, clin d'œil à l'Alsace qui nous accueille ce soir (« Zu Straßburg auf der Schanz », sur les remparts de Strasbourg). C'est l'histoire d'un jeune soldat qui marche vers l'échafaud pour un crime non précisé, mais nulle atmosphère pesante dans l'interprétation de Stéphane Degout ni dans la partie d'orchestre – qui n'est pas de Mahler mais sonne comme du Mahler.
Sous d'autres baguettes, on aurait pu qualifier la seconde partie du concert de « plat de résistance ». César Franck est né à Liège, à l'exact confluent des univers germanique et français, ce dont son unique symphonie est un éblouissant témoignage. L'œuvre, en trois mouvements qui se répètent et se recyclent, est d'une telle plasticité qu'elle peut aussi bien verser du côté sombre, touffu, qu'on attribue à la musique allemande (quand on ne craint pas la caricature), qu'adopter une clarté, une transparence qu'on associe plutôt à la musique française. Alain Altinoglu, qui vient d'enregistrer la symphonie à Francfort, opte pour l'allègement des textures, la fluidité du discours. Si l'option séduit particulièrement dans le premier mouvement que le chef anime d'une fièvre inhabituelle, elle paraît moins pertinente dans le deuxième mouvement qu'on aimerait plus creusé, moins survolé. Le finale confirme la virtuosité collective, la parfaite homogénéité des musiciens belges qui ici bénéficient de l'acoustique généreuse du lieu : jamais on n'a aussi bien entendu les unissons des cuivres sonner comme des pédales d'orgue.
Le séjour de Jean-Pierre a été pris en charge par le Festival international de Colmar.