Au Festival de Lucerne, l’été passé, nous avions laissé les Berliner Philharmoniker et leur chef Kirill Petrenko devant la subtilité insoupçonnée d’une meringue double crème. Après leur Cinquième Symphonie de Bruckner donnée mercredi soir, on doit avouer chercher encore quel serait l’équivalent gastronomique d’une telle proposition. Une tarte de Linz ? Peut-être pour le côté massif et autrichien, mais on n’y est pas tout à fait. Il faudrait plutôt chercher du côté de la peinture et de l’abstraction formaliste pour traduire au mieux le parti pris de Petrenko sur cette symphonie, véritable cheval de bataille des chefs d’orchestre. Car le défi est immense de parvenir à mettre de l’ordre dans ce maelstrom contrapuntique où thèmes, sujets, contre-sujets s’imitent, se répondent, se transforment, se superposent, sans cesse, pour parvenir dans une impossible synthèse à un mémorable finale.

Pièce après pièce, on voit devant nous les Berliner démonter un à un chacun des thèmes qui composent le puzzle qu’est cette Cinquième Symphonie, en essayant même de les isoler les uns des autres au profit d’une juxtaposition et d’une narration abstraite. C’est déroutant. Chaque thème est cependant exécuté avec une foi, une rigueur et une allure propre. Ainsi du solo de hautbois au début du deuxième mouvement qui ferait penser à du Berlioz ; ainsi de ce thème en pizzicati aux violoncelles qui ouvre la symphonie comme une boîte de Pandore et sera repris au début du quatrième mouvement ; ainsi encore du thème à la clarinette au début du finale qui, isolé au milieu de cet immense orchestre, fait figure de petite souris apeurée par son saut d’octave. Il y a des ressacs magnifiques aux cordes dans le deuxième mouvement avec les cuivres et les bois qui viennent faire flotter dessus un petit motif et, dans le premier mouvement, leurs subtiles interventions posées sur ces mêmes cordes sont comme des bulles de savon perdues dans un grand manège de fête foraine. Tout cela deviendra une magnifique et improbable mosaïque dans un finale sans cesse sculpté dans le détail.
Est-il encore nécessaire de rappeler combien Petrenko reste inégalable dans les variations soudaines de dynamiques, les pianissimos aux limites de l’audible – tellement que cela devient presque un jeu aux pupitres des cordes –, les crescendos implacablement menés, les superpositions de pupitres où les cuivres sonnent comme des orgues ? L’orchestre à la technique superlative parvient dès le deuxième mouvement à créer des doubles spirales où l’on s’enfonce dans des gammes qui ne cessent de chuter tout en nous offrant une sensation d’élévation. Dans le troisième mouvement, ce jeu des contrastes va encore plus loin : le scherzo fait cohabiter un thème tout à fait vif et nerveux avec un autre égrillard et rond, presque valsé. Ces deux éléments étant remis sans cesse sur le métier dans un corps à corps besogneux et musclé, digne de Sisyphe avec son rocher.
On peut imaginer que ce parti pris, qui va tout de même dans le sens d’un Bruckner extrêmement massif mais éclaté, vers une modernité abstraite, puisse dérouter et laisser sur la touche. On en a aussi par moments cherché le sens. Mais si l’approche peut être vécue et vue comme éminemment cérébrale, le génie de Petrenko est de parvenir, en jouant à fond le jeu des lignes, des couleurs et des formes, comme un immense Malevitch ou Kandinsky, à toucher du doigt une – et peut-être une seule et grande – émotion pure prise en étau entre une grande spiritualité et un canon musical construit comme un codex. Cette émotion, quelle est-elle ? On ne saurait la nommer qu’en vous invitant à aller la découvrir ! L’orchestre continue sa tournée.
Nous resteront en tout cas longtemps en mémoire les dernières minutes d’un finale saisissant où l’on a vu, concrètement vu, un orchestre faire groupe comme une équipe de football dans la surface de réparation dans les derniers instants du match. Les cordes besognant dans des coups d’archet en diable, remuant sur leurs chaises les jambes en tous sens dans un tutti assourdissant, le chef uniquement tourné vers les cuivres, attaquants qui essayent de se hisser toujours plus haut, et tous, public compris, dressés pour encourager les acteurs vers un goal final qui, oui, les bras en V, nous a fait toucher le ciel.