Une petite demi-heure avant les débuts de Bruce Liu à la Philharmonie, la terrasse et le grand hall étaient ceux des tristes soirs, quinze minutes avant la salle était vide et soudain l’afflux qui réconforte : il y a une justice, le premier prix du Concours Chopin de Varsovie qui s'est déjà fait applaudir à la Fondation Louis-Vuitton et au Théâtre des Champs-Élysées a donc un public qui va d'ailleurs lui faire un triomphe, dont il va pourtant falloir nous désolidariser.

Voici donc l'impétrant entrer sur scène. Il est habillé d'une chemise longue de satin noir luisant et d'un pantalon tout aussi noir qui le feraient presque paraître frêle. Et pourtant, quelle puissance quand il se lancera dans la Sonate n° 7 de Prokofiev, en clôture d'un récital au programme généreux ! C'est du piano plein, dense, à la sonorité jamais dure à mauvais escient, car le compositeur ukrainien demande à son interprète de pousser l'instrument à ses limites, sans trop les dépasser, pour donner l'illusion d'un monde qui s'écroule.
Bruce Liu impressionne dans un premier mouvement bien conduit, malgré une pédale envahissante dans l'acoustique généreuse du lieu, et peut-être curieusement une pulsation pas aussi irrésistible qu'il le faudrait : trop de son prive la musique de ses respirations. La grande leçon d'Horowitz, de Pollini et d'Argerich est ici : respirer et articuler les masses. Mais l'Andante sera caloroso, chanté large dans un investissement émotionnel magnifique qui se résout dans un Precipitato final qui nous laisse partagé. Car plus on approche de la fin et plus le pianiste cherche les acclamations du public. La dernière page sera jouée moins par souci de vérité de l'œuvre que pour recevoir une bordée d'applaudissements.
Tout avait commencé par une Suite française n° 5 de Bach jouée sans caractérisation des danses qui la composent et sans verve, par un Bruce Liu fluide, délicat, mettant parfois soudainement l'accent sur un contrechant dont on ne saisit pas bien pourquoi il le fait surgir si fort. Ce Bach n'est pas articulé, ne respire pas et n'est pas sculpté dans le clavier ; il est de bon goût et banal. Vient la Sonate « funèbre » : Liu a le même son mais, évidemment, l'écriture de Chopin étant plus dense, plus contrastée que celle de Bach, le corps sonore du grand et magnifique Steinway est sollicité différemment. Et c'est assez somptueux.
Mais passée la première page, Liu n'avance pas vraiment. Dans le développement, il ose des ritardandos expressifs exagérés voire complaisants. Dans le Scherzo qui suit, il est languissant dans le Più lento et se perd juste avant la fin du Tempo I, mais se rattrape quasi instantanément, comme il l'avait d'ailleurs fait dans le premier mouvement. La Marche funèbre ? Trop lente, trop présente, son trio joué comme un air belcantiste quand il doit l'être sans aucune intention expressive. Liu respecte le piano au retour de la marche, mais le son ne vient pas de loin et le crescendo n'est pas porté par une main gauche implacable qu'il faut entendre sur un plan sonore distinct. Dans ce mouvement, le pianiste doit savoir se regarder jouer de haut, sans se mêler aux pleureuses de la procession. Le Finale ? Impeccable, mais là encore avec un son trop présent, trop lumineux, pas fantomatique du tout.
Pianistiquement jouissives, les Variations op. 41 de Nikolaï Kapoustine datent de 1984. Elles auraient été bien plus à leur place entre Bach et Chopin qu'après la Sonate « funèbre » qui appelle le silence. Liu y déploie des doigts agiles, une verve et un swing contagieux. Porté par une rythmique empruntée au jazz, typique de ce compositeur, ce pianiste peut donc être un rythmicien à la pulsation irrésistible... Quand il ne cherche pas à dire trop de choses, comme il le fera dans Rameau qui ouvre la seconde partie de son récital.
Liu a écouté les clavecinistes et peut-être aussi regardé les vidéos de Grigori Sokolov qui joue ce répertoire en tenant son marteau-piqueur le petit doigt en l'air. Il aurait dû trier dans ce qu'il a appris des premiers et, comme il joue du piano et pas du clavecin, plutôt écouter Marcelle Meyer et son lointain disciple Alexandre Tharaud, pour surtout ne pas parsemer cette musique de petites coquetteries de diction et d'une pédale envahissante. Hélas ! Liu maquille outrageusement Les Tendres Plaintes, Les Sauvages, La Poule. Et l'irrésistible Gavotte et ses doubles ne redresse la tête que dans les dernières variations brillantes. Celles qui conduisent un pianiste au triomphe.