À peine Elisabeth Leonskaja est-elle assise qu'elle attaque le premier des trois Klavierstücke op. posthume de Franz Schubert, compositeur auquel elle consacre deux récitals à la Philharmonie. Piano quatre étoiles dédie ces soirées à la mémoire d'André Tubeuf dont les mélomanes habitués de cette série n'ont pas oublié les textes des programmes qui éclairaient la musique de leur singularité poétique. « Attaquer » n'est pas le bon mot, mais il y a une urgence dans le jeu de la pianiste, une fébrilité qui saisit l'auditeur avec d'autant plus de force qu'elles sont étrangères à tout autoritarisme. La musique surgit du piano, évidente au point que l'on en oublierait presque cette musicienne qui est un modèle de tenue au clavier, bras souplement suspendus à des épaules basses, mains mobiles, prolongements de poignets sans aucune tension visible, doigts véloces tantôt couchés, tantôt verticaux : la pensée, le geste, le son unis en un tout insécable.

Ceux qui épinglent les pianistes comme des papillons sur un bouchon en remplissant les petites étiquettes d'un arbre généalogique vous diraient que cette pianiste née en Géorgie de parents soviétiques, formée à Moscou, est une représentante de l'École russe. Ceux qui écoutent savent que les écoles n'ont aucun sens, dès lors qu'on applique ces classements nationaux aux artistes dont la technique est organiquement liée à leur façon unique de penser la musique. Quand on les interroge, Elisso Virssaladze ou encore Nikolaï Lugansky, comme Lev Naoumov avant eux, disent qu'il y avait au moins une École russe par classe au Conservatoire Tchaïkovski, que les professeurs de piano « historiques » s'y détestaient à un point inimaginable, se livrant ouvertement des « combats de géants » dont on n'imagine même pas la violence, qu'ils enseignaient des approches techniques et musicales opposées et rivales ! Qui était formé chez Alexandre Goldenweiser ne ressemblait ainsi en rien à qui l'était chez Samuel Feinberg ou chez Heinrich Neuhaus... Et d'ailleurs a-t-on jamais évoqué cette école nationale quand on parlait de Radu Lupu, mort ce dimanche de Pâques, lui qui fut formé chez les Neuhaus père et fils ?
Leonskaja joue à la Alfred Cortot, à la Wilhelm Kempff, sans aucun point d'appui notable, sans articuler dans la profondeur du clavier, sans forcer le son même quand elle produit un fortissimo. Elle joue flou, pas par manque de technique, ça non. Une nécessité impérieuse l'y pousse : faire chanter tout l'instrument qu'elle fait sonner comme un ancien Pleyel aux basses rondes et légères, aux harmoniques douces. Comme chez ces illustres devanciers, sa pulsation est d'autant plus irrésistible que paradoxalement la pianiste est tout à ce qu'elle fait, éloignée de toute idée de représentation d'elle-même comme de toute idée préconçue de la musique qu'elle fait naître au monde.
Cette pianiste a tellement peu d'ego que quand elle se trompe, et cela lui arrive (un petit trou de mémoire ici, des notes à côté ici et là encore), la musique n'en souffre pas car la peur de fauter lui est aussi étrangère que celle de plaire. Nous ne sommes pas à la Philharmonie mais chez la pianiste qui sort des partitions de sa bibliothèque, les pose sur le pupitre pour nous montrer la beauté ineffable d'une musique qui irrigue tant son esprit qu'elle veut la partager. Cette humilité vrille le cœur et l'on respire avec Leonskaja qui fuit l'expressionnisme comme les tempos trop lents, qui avance toujours vers l'inconnu d'horizons fuyants. Jamais sa main gauche ne pèse, elle est présente mais subtilement irrégulière comme dans le célèbre Rondo final de la Sonate en ré majeur D. 850 ou dans les dernières pages du Scherzo, pousse la musique de l'avant ou la retient subrepticement. Les tempos sont allants, toujours justes et la pianiste entre dans chaque mouvement sans aucun temps mort, elle est là immédiatement à l'écoute de la musique. C'est troublant, d'une justesse et d'un dénuement inimaginables, peut-être la plus belle interprétation que nous avons entendue de cette sonate, à vrai dire moins interprétée que lue à la source du texte. La Wanderer Fantasie elle-même ne sera pas tétanisée comme souvent, et quelle belle idée d'utiliser fugitivement la pédale una corda dans certains passages du finale, pour créer un son mat qui s'oppose ainsi aux trompettes imaginaires de sa conclusion éclatante !
Triomphe dans une Philharmonie où – hélas ! – nous ne sommes qu'un millier d'auditeurs. N'oubliez pas : le 2 mai, Elisabeth Leonskaja joue les trois dernières sonates.