Le programme de ce vendredi soir au Théâtre des Champs-Élysées titillait notre curiosité : on n'associe pas spontanément Cristian Măcelaru et l'Orchestre National de France à Richard Strauss et on était évidemment curieux de découvrir Joyce DiDonato, si souvent entendue dans le répertoire baroque, aborder l'art mélodique d'Alma et Gustav Mahler. Las, quand on sortira du théâtre, on aura l'impression que le compte n'y est pas, ou plus exactement que le résultat est très inégal.

Mort et Transfiguration, le poème symphonique d'un compositeur de 25 ans, n'est de loin pas la pièce d'orchestre de Richard Strauss la plus gratifiante pour un chef d'orchestre – il y a un an, Klaus Mäkelä s'y était cassé les dents avec l'Orchestre de Paris. On pourrait presque reprendre à l'identique la même critique à l'endroit du National et de son chef. Aucun mystère, aucune pénombre dans le Largo initial, l'orchestre peine à émerger d'une grisaille qu'il ne quittera guère. Même les griffures des cuivres dans le Molto agitato paraissent anodines, jetées ici par hasard. On imagine qu'habitué à l'acoustique de l'Auditorium de Radio France où le National répète et joue la plupart du temps, Măcelaru retient ses troupes, en particulier le fond de l'orchestre, alors qu'il faudrait au contraire faire mieux ressortir vents et cuivres dans la sécheresse habituelle du plateau des Champs-Élysées. Même la transfiguration hollywoodienne finale nous laisse en peine de splendeur orchestrale.
Le Don Juan qui conclut le concert sera d'une meilleure veine. L'orchestre est plus fourni mais, mêmes causes, mêmes effets, l'arrière de l'orchestre reste étonnamment en retrait, y compris lorsque les quatre cors lancent la réexposition du thème conquérant du jeune héros (« En route, et partons pour des victoires toujours nouvelles, tant que palpiteront les ardentes palpitations de ma jeunesse »). Timidité des nouveaux titulaires – Hervé Joulain a pris sa retraite à la fin de la saison dernière – ou prudence excessive du chef ? Quoi qu'il en soit, Măcelaru et le National sont manifestement plus à l'aise dans cette « vie de héros » en modèle réduit, sans préoccupation métaphysique.
C'est finalement Joyce DiDonato qui emporte le morceau – c'est d'ailleurs pour elle qu'une grande partie du public est venue. Dans les cinq Rückert-Lieder, qui ne sont qu'introspection et méditation, on sent parfois la chanteuse bridant sa nature, ou hésitant sur la couleur de sa voix. Il y a quelques faiblesses dans certains aigus, mais ils participent à l'émotion qui finit par nous étreindre, notamment dans « Um Mitternacht ». On pourrait souhaiter un abandon plus douloureux dans le dernier lied « Ich bin der Welt abhanden gekommen ». Les musiciens du National lui tissent un écrin de toute beauté, en particulier le cor anglais de Laurent Decker.
La vraie révélation de la soirée, ce sont les cinq mélodies d'Alma Mahler proposées en première partie, comme un parallèle avec les Rückert-Lieder. Ceux qui pensent que Gustav a une part dans l'œuvre de celle qu'il a rencontrée en 1901 et épousée un an plus tard seront vite décillés : ces cinq lieder sont antérieurs à leur rencontre et, alors qu'on aurait pu imaginer que Gustav diffuserait voire orchestrerait les œuvres de sa nouvelle épouse, il n'en fera rien ; une lettre du 19 décembre 1901 montre qu'il n'avait manifestement aucune intention de favoriser la veine créative de sa jeune compagne (« Le rôle du compositeur, de celui qui "travaille" m'incombe, le tien est celui de la compagne aimante, de la camarade compréhensive »). Bref, ces lieder d'Alma attendront 2003 pour revêtir une parure orchestrale plutôt inattendue. C'est un nom très connu pour avoir formé des générations de chefs d'orchestre finlandais, Jorma Panula, aujourd'hui âgé de 95 ans, qui est l'auteur d'une orchestration qu'on croirait sortie de la plume de Gustav Mahler, y compris dans les détails du tissu orchestral – le cor anglais, les cordes souvent réduites au quatuor.
Joyce DiDonato s'empare avec une gourmandise évidente de ces cinq poèmes de longueur et d'inspiration inégales. Si l'on aime la douceur étrange du premier « Die stille Stadt » de Richard Dehmel (le poète qui inspirera à Schönberg sa Nuit transfigurée), on est moins convaincu par la naïveté par trop profuse du second, où la chanteuse bute plus d'une fois sur un texte malaisé. Les trois derniers, où s'alignent Falke, Rilke et Heine, ont le mérite de la concision et permettent à Joyce DiDonato de nous offrir une belle palette de couleurs et d'émotions.