« Die Welt… So wunderbar » ! En parfait alchimiste, Giovanni Antonini nous livre dans la merveilleuse boîte à musique que constitue l’église de Saanen sa pierre philosophale à lui : la conquête d’une joie certaine comme intense et premier rapport au monde. Au Gstaad Menuhin Festival, la météo est pluvieuse et les alpages alentours très verts, mais n’est-ce pas surtout cette joie, tombée du ciel lors d’une soirée mémorable dans ce paysage de carte postale, qui permet de reverdir notre monde ?
Il n’y a qu’à observer l’échange sans cesse galvanisé qu’Antonini entretient avec les musiciens pour s’en convaincre. Par une confiance inépuisable en une musique infiniment nuancée et généreuse, sa Création de Haydn à la tête du Kammerorchester Basel nous fait l’effet d’un tableau que l’on aurait perdu avec le temps sous des couches de vernis et que l’on redécouvre ici dans ses intentions originales, à grand renfort de couleurs, de contrastes, de lignes de tension, fortes et dynamiques, de cadences finales enlevées et de charnières parfaitement huilées. C’est rutilant, livré avec tonus, fraîcheur et spontanéité.
Nulle part on ne sent la mesure. Dès les premiers accords de l’ouverture, les tempos semblent souples et libres à souhait. Pourtant tout est rigoureux et réglé au millimètre – en témoigne la parfaite préparation du Chor des Bayerischen Rundfunks par Peter Dijkstra, impeccables de précision et d’engagement. La disposition des pupitres du quatuor à cordes, avec les violons sur les extérieurs, altos à jardin, violoncelles à cour, permet de tenir absolument l’ensemble, avec le pianoforte au centre. Tous s’écoutent, s’entendent et se répondent parfaitement. Le phrasé est sans cesse réévalué, d’une note à l’autre, créant partout théâtralité et urgence du propos. C’est que la joie, contre tout cliché, est ici d’abord un rapport au monde profond, sérieux et inaliénable. Et ce n’est pas de trop pour le chef de solliciter en permanence l’utilisation de l’entièreté des archets pour permettre aux cordes de rendre compte d’une telle épaisseur de son et d’émotion.
De notre premier rang, une telle proximité avec l’effectif permet de plonger avec délectation dans la préparation du Grand Œuvre en train de se faire, à l’intérieur même des caisses de résonance des instruments. Ici, le son se donne en spectacle. On voit les violoncelles, boisés, profonds et ronds, sculpter chacune de leurs entrées et mélodies, notamment dans l’air de Raphaël en deuxième partie. On voit les cordes, tantôt angulaires tantôt lignées, avec des glissandos à en pleurer dès le premier air d’Uriel. On voit le pupitre de percussions impeccablement engagé dans chacun de ses effets. On voit le claveciniste exultant et irradiant de bonheur dans l’envolée finale de la première partie, et nous avec lui. On voit la flûte, pastorale et claire dès l’ouverture de la troisième partie, offrant un des moments les plus lyriques de la soirée où une profonde respiration du chef a donné naissance au souffle des vents, éthérés et aériens, rappelant que la création du monde est avant tout affaire de respiration musicale et divine.
L’alchimie ne serait pas parfaite sans le matériau vocal en présence. Nikola Hillebrand, véritable princesse en Uriel et Eve, colore de son incandescent soprano mozartien et de ses vocalises chacun de ses arias, avec un égal bonheur. Le moindre triolet, le moindre trille est dessiné et exécuté avec une parfaite maîtrise technique ; une grande et émouvante voix parfaitement à sa place dans ce répertoire. Maximilian Schmitt incarne de son ténor homogène mais un brin acide dans les aigus un Gabriel solennel et très concentré où l’émotion affleure par intermittence.
Florian Boesch est un Raphaël et un Adam absolument frais, dans un art consommé de l’intelligibilité du texte, s’amusant dans ses longs récitatifs d’effets de voix et de passage en voix de tête soyeux et sensuel. Détente et flegme caractérisent chacune de ses prises de parole et nous rend complice de cette Création, jusque dans le duo final entre Adam et Eve, climax de la soirée, où n’existe plus que le bonheur extatique de se gorger et se repaître de « wunderbar » et autres « Früchte Saft » et « Blumen Duft » répétés à satiété, en parodiant même parfois les vocalises d’une Hillebrand-Eve dans une réserve autant jouée que naturelle. Sensualité et humour ont définitivement réchauffé et fait frétiller l'atmosphère de la petite église, nous donnant la preuve que, de la Création de papa Haydn au duo Papageno-Papagena ou Don Giovanni-Zerlina du divin Mozart, il n’y a qu’un pas.
La nuit vient de tomber dans la vallée. On sort de l’église empli d’une grande foi en cette « force majeure » qui meut le monde et dont parle si bien le philosophe Clément Rosset : la joie, simplement.