La Seine Musicale, au coucher du soleil,
Pour un concert unique accueille deux artistes
Mêlant accords et vers pour un sommet théiste
Dont les évocations enchantent les oreilles.
Voilà comment aurait pu être annoncée cette soirée délicieuse pour les amoureux du dodécasyllabisme romantique, lors de laquelle Roger Muraro et Lambert Wilson ont proposé une lecture complète des Harmonies poétiques et religieuses. Complète et même augmentée, car les deux artistes ont choisi d’associer aux pièces de Liszt sans poème éponyme de Lamartine des textes exogènes, avec beaucoup d’habileté.

Les interprètes arrivent sur scène vêtus sobrement de noir, sans artifice ni cérémonial, presque puritains, à l’unisson de la thématique de recueillement qui irrigue l’œuvre malgré ses envolées lyriques et virtuoses. Se succèderont à dix reprises lecture et musique, dans un alliage savant et convaincant matérialisant concrètement cette « lyre » dont les poètes romantiques parlent si souvent en s’en auto-proclamant la personnification.
Tour à tour poète romantique désespéré coupé du monde à la recherche du sublime, prêtre prêchant d’une foi tranquille et inébranlable, ou encore enfant aux prières ingénues, Lambert Wilson fait plus que déclamer les textes : il les incarne. Parfois à la limite du surjeu avec quelques rares mimiques gestuelles ou inflexions vocales insistantes, le comédien déploie le verbe des vers d’un phrasé travaillé éloquent. Il est frappant de distinguer selon sa diction les différents auteurs convoqués : Lambert Wilson restitue aussi bien le lyrisme métrique de Lamartine que l’élégance formelle de Corneille ou les vers encore structurés mais presque déconstruits de Victor Hugo.
Moins expansif théâtralement, Roger Muraro émerveille par la palette sonore qu’il tire de son instrument. Dans l'Ave Maria, ses doigts caressent le clavier à la manière dont un chaton ose à peine appréhender de ses pattes duvetées la pelote de laine qui lui fait face. Un intelligent jeu de pédale et l'utilisation de notes muettes favorisant l'écho de certains harmoniques plongent l'auditeur du Pater Noster dans la nef d'une église du vieux continent pendant l'office, avant de l'emmener dans les dunes d'un christianisme orientalisant où résonnent les clochettes puis toute la splendeur du désert lors du Miserere.
Le pianiste gère la polyphonie foisonnante de l'œuvre de manière admirable : main gauche et main droite deviennent des concepts flous au profit de lignes qui naviguent d'elles-mêmes entre les dix doigts du musicien. Le début de la Bénédiction de Dieu dans la solitude, pris d’ailleurs assez vite, et celui du Cantique d’amour auront été un peu trop présent et marcato à notre goût, mais au vu de la maîtrise technique infaillible dont Roger Muraro a fait montre pendant tout le concert, il faut bien reconnaître que c’est un choix assumé de l’interprète. Une approche plus douce et lointaine aurait peut-être ajouté davantage de poésie, ces thèmes étant largement repris et amplifiés au cours de chaque mouvement.
Ces deux heures sans entracte auront mis en évidence le pouvoir évocateur de la musique, exalté par sa mise en perspective avec la littérature. Ainsi l’Hymne de l’enfant à son réveil rayonne de toute la candeur de l’intéressé, avec des échos schubertiens si justes. Ève et Marie de Corneille en préambule à l’Ave Maria teinte la pièce d’une tendresse maternelle où l’on entend une préfiguration du XIXe des Vingt Regards sur l'Enfant-Jésus de Messiaen (Je dors mais mon cœur veille). Si le glas de la Pensée des morts est parfaitement en accord avec le poème de Lamartine, le choix d’associer les Funérailles à Demain dès l’aube est moins heureux : les tourbillons ténébreux et martiaux de Liszt s’accordent mal au deuil triste et résigné des strophes de Victor Hugo.
La succession presque routinière poème/musique aurait pu briser l’équilibre d’ensemble du cycle en le faisant éclater en autant de miniatures grandioses. D’un ample geste d’invitation à l’écoute, la demande implicite de Roger Muraro à la fin de la première occurrence de ne pas applaudir après chaque pièce permet d’éviter le piège de justesse. Après une Invocation haletante et fébrile, le spectateur repartira rassasié d’un Cantique d’amour rempli de plénitude et d’espoir.