Nikolaï Lugansky est de retour après avoir triomphé la saison passée dans les trois récitals qu'il a consacrés à la quasi intégrale de la musique pour piano de Sergueï Rachmaninov que le pianiste russe traite comme le grand compositeur qu'il est, bien qu'il soit encore un peu méprisé – ce n'est pourtant plus de saison, en une époque qui voit ces combats moralisateurs remisés pour le plus grand bien du répertoire. À vue d'œil, le Théâtre des Champs-Élysées est plein et pourtant le programme ose consacrer toute la seconde partie de ce récital à des transcriptions de La Tétralogie de Wagner que Lugansky vient d'ailleurs d'enregistrer de façon admirable (Harmonia Mundi). Ce qui lie le public parisien au pianiste est si fort qu'il lui fait confiance.

Mais commençons par le commencement, par ces six Romances sans paroles de Mendelssohn qui figuraient déjà au programme du deuxième récital parisien du pianiste, au Louvre, en 2000. En un peu plus de vingt ans, le jeu classique, sobre et intense de Lugansky s'est émancipé de ce qu'il pouvait avoir de classique et de châtié pour prendre le large. Les lignes sont aujourd'hui sinueuses, la polyphonie fait chanter chaque ligne d'une « façon démocratique » comme nous l'avait dit Tatiana Nikolaïeva, son maître, qui réussissait elle aussi ce prodige de faire chanter de façon individuelle chaque voix au sein d'un conversation à trois, à quatre.
C'est magnifique et si émouvant d'entendre pareille délicatesse dans l'énoncé des phrases, pareille sveltesse dans leur déploiement dans l'espace, un legato si moelleux qu'on songe immédiatement au toucher irréel de quelques anciens pianistes qui avaient ce don là. On est sous le charme d'une main souple comme l'archet d'un violoncelle, aussi éloquente qu'une voix de chanteur de lied, de lignes timbrées mais surtout pas à la façon des pianistes à qui l'on apprend à faire sortir la mélodie en la jouant plus fort et font alors disparaître la main gauche... Lugansky pense polyphonie, toujours, et c'est l'auditeur qui se met à son écoute et perçoit ce que lui n'appuie jamais mais fait vivre. C'est inapprochable de beauté et d'intelligence sensible.
Vient Chopin. Sa Ballade op. 47 n'a pas cette simplicité d'élocution qu'on y cherche, formaté par une esthétique rubinsteino-perlemutérienne bien différente. Elle est elle aussi sinueuse, en apparence car tout bouge à l'intérieur d'un cadre inébranlable et elle se déploie peu à peu irrésistiblement, jusque dans cette seconde partie qui va au rythme d'un cheval qui jamais ne s'emballe. Le Nocturne en ré bémol vient faire comme une pause avant la Ballade op. 52 qui annonce les grands Wagner qui vont suivre après l'entracte. Le vénéré Stanislas Neuhaus qui vit passer dans sa classe de Moscou quelques-uns des plus grands pianistes du XXe siècle, dont Sviatoslav Richter, Emil Gilels et Radu Lupu, disait de cette pièce qui ne dure qu'une dizaine de minutes qu'elle « condensait tout Tristan et Isolde ».
Et c'est ainsi que la joue Lugansky, en élargissant les perspectives, en osant un tempo large, une polyphonie là encore si éloquente qu'on en oublie les limites de l'instrument pour accéder à un monde sonore et spirituel qui laisse sans voix, tant cette ballade devient épique, grandiose et passionnée. Dans la coda, la passion de Lugansky irradie et son piano chante et tonne comme un orchestre.
Cet artiste voit bien au-delà de son seul instrument et il a une passion pour Bruckner et pour Wagner – et sans doute bien d'autres compositeurs. S'il laisse les symphonies du premier aux chefs, il sait que depuis Liszt nombre de transcripteurs se sont attelés à faire entrer dans les 88 notes du piano celles que le compositeur allemand a dévolu à l'orchestre, au chœur et aux chanteurs dans une musique qui allait bouleverser le cœur des hommes et le cours de la musique. Ce soir dans « L'Entrée des dieux au Walhalla » de L'Or du Rhin arrangée par Louis Brassin et Lugansky et dans un pot-pourri – vilaine expression décrivant l'assemblage fait par Lugansky de quatre extraits du Crépuscule des dieux à la façon de plusieurs grands chefs qui dirigeaient le leur en concert –, notre héros du soir atteint un état d'extase spirituelle, musicale et pianistique tel qu'on renonce devant notre incapacité à mettre des mots dessus : Icare s'est approché du soleil et la cire qui tenait ensemble les plumes de ses ailes n'a pas fondu.