Perdre Orphée jusqu’à n’en plus retrouver la trace ? Ou se perdre dans Orphée pour en mieux approcher la véritable quête ! Sur le chemin des Enfers (en l’occurrence pavés des meilleures intentions) à la recherche d’une hypothétique Eurydice, le fils de Calliope s’attache plutôt à se retrouver, à se réconcilier avec lui-même. Disperser les repères d’un mythe éculé, épuisé par les redites et conventions : au Centre Lyrique de Clermont-Auvergne, la nouvelle production d’Orphée et Eurydice de Gluck revu et corrigé par Berlioz redistribue les cartes d’un drame que l’on méjuge pâlichon au point d’en accepter le travestissement de la fin en bluette. La mise en scène de Pierre Thirion-Vallet restitue l’œuvre dans sa dimension première et tragique. Mais une tragédie qui ici relève plus de l’intime, de l’infime, de la solitude. Celle de l’éternel retour sur soi d’un Orphée qui se cherche et se perd pour s’inventer un impossible amour, une diaphane amante. On flirte avec la métaphore d’une impuissance à aimer, d’une quête d’idéal ontologiquement vouée à l’échec. Plus qu’il ne redéfinit le profil du rôle-titre, le metteur en scène en aiguise la psychologie dans une vertigineuse mise en abyme de questionnements sur l’identité. En en recomposant les contours et en en explorant les zones d’ombre, il en fait un étrange aventurier des marges, en lutte avec un modèle amoureux et universel aussi distancié qu’impossible à atteindre.

Orphée et Eurydice à l'Opéra-Théâtre de Clermont-Ferrand
© Ludovic Combe

Son Orphée s’apparente à un Prométhée tantôt égaré tantôt ébloui, prisonnier ou enivré par une savante chorégraphie d’ombres et de lumières. Elles traversent l’espace, le déchirent et le cernent en diagonales tantôt caressantes tantôt intraitables, semblant poursuivre son désarroi de leur traits acérés. La mezzo Éléonore Pancrazi rend ô combien crédible et déstabilisant ce héros perdu, fragile et éperdu, mais néanmoins animé d’une détermination farouche. Elle nous ouvre à cette possibilité dérangeante d’une permanente équivoque sur la réalité de ses sentiments. Douloureuse et saisissante d’humanité, elle a parfaitement assimilé la dualité stylistique de son Orphée-Janus à la fois tournée vers l’esthétique baroquisante d’un Gluck et réceptive aux flamboyances berlioziennes. Double problématique dont Patrice Couineau, à la tête de l’Orchestre du Conservatoire et du Chœur régional d’Auvergne, résout avec à-propos les trompeuses contradictions, vivants reflets des complexités de la personnalité d’Orphée.

Si l’aspect viril du personnage tout de noir vêtu s’impose à l’évidence, la suavité d’une émission hyper contrôlée nous confond par la persuasion toute féminine d’une tension intérieure et la sensualité d’une pulsion constamment attentive aux nuances. L’énergie et la maturité de l’expression dont elle s’investit font apparaître un Orphée prisonnier de son martyr, tel un Saint Sébastien nous persuadant des vertus doloristes portées par une auto-affliction rédemptrice. Amour maladif, maladie de la passion : Orphée expie ses propres fantasmes jusqu’à s’y confondre et ne plus faire qu’un avec le Chœur infernal dont il épouse la noire apparence, parfaite antithèse à la pâleur diaphane d’Eurydice.

Judith Fa (Eurydice)
© Ludovic Combe

Judith Fa, par la grâce d’un timbre sensuel, d’un moelleux de l’aigu et d’une silhouette irréelle dans sa tunique immaculée, s’impose moins en vibrante épouse sacrifiée sur l’autel de la Destinée et amante ressuscitée d’entre les morts, qu’en paradigme d’un inaccessible idéal platonique. Elle aussi nous prend aux feux de l’Amour qu’instrumentalise une Clémence Garcia à la chevelure incandescente, miraculeuse apparition descendue des cintres sur une balançoire fleurie. La féérie tout en symboles de son costume en fait la véritable maîtresse du jeu d’une tragédie où le surnaturel s’immisce à chaque instant à travers la métaphore : Orphée poursuivant désespérément les feux follets de ses illusions, traquant l’objet de ses rêves impossibles dans le labyrinthe d’une aurore boréale, ou encore égaré dans un cruel colin-maillard à la recherche d’une insaisissable Eurydice.

Et la réapparition de l’héroïne n’occulte pas l’omniprésence, à l’avant-scène, du tombeau qui après l’avoir engloutie prétend la rendre à la vie. On ne saurait échapper impunément au Noir Tartare ; le finale faussement enjoué cache mal la permanence du drame.

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