« Le lacrime che noi versiam son false ! » Les larmes sont fausses, chante avec une rouerie machiavélique le Tonio de Dongyong Noh. Mais elles ont le goût âcre du sang, nous dit Éric Perez, bricoleur de génie d'une mise en scène célébrant en un seul transport les noces de Cavalleria rusticana et Pagliacci le 9 novembre dernier à l'Opéra de Clermont-Ferrand. Passée sa harangue de bateleur, le baryton coréen très en verve salue son public et s'efface pour laisser enfin la place au « vrai » spectacle où il réapparait en Alfio, émouvant assassin. Magie du théâtre forain dans un décor réduit au rêve : une toile peinte aux orages de lumières changeantes enjambées par l'arche d'une gloriette vaste comme une voûte céleste. Humbles accessoires qui font courir un frisson dans l'assistance et laissent imaginer les drames qui s'annoncent. On glisse sans crier gare de Leoncavallo à Mascagni et retour à Leoncavallo. On passe émerveillé du prologue de Pagliacci au cœur de la tragédie de Cavalleria pour clore sur Pagliacci. On enchaîne un assassinat chez le premier avec un double meurtre chez le second.
Car finalement qui joue la comédie dans ce chassé-croisé, cet enchâssement mélodramatique que rien ou si peu dans les intrigues intriquées ne prédisposait à cohabiter ? Perez joue avec les feux amoureux avec délectation et tant d'habileté que l'on s'y perd pour notre plus grand plaisir. Deux drames en un : si le premier, Cavalleria, est censé n'être qu'une fiction – certes qui finit mal, livret oblige, mais interprétée par des comédiens en représentation – le second, Pagliacci, est un retour à la vraie vie pour ces mêmes comédiens. Sauf qu'ici, toujours fidèles au second livret, ils se laissent gagner par la colère d'un conflit amoureux et règlent leurs comptes dans le sang. Et l'épilogue ? Il apparaîtrait dans cette inattendue Piéta symbolisant le seul amour qui vaille d'être vécu et partagé : celui d'une mère pour le fils qu'elle va perdre.
Là encore, Perez nous convertit sans forcer le trait de la parabole. Il laisse planer le doute sur le sens de cette double tragédie dont l'acmé serait moins dans l'issue fatale qui scelle l'un et l'autre drames que dans l'insouciante ambigüité qui les y conduit. Le savant emboîtement des deux ouvrages se métamorphose en fable philosophique où chacun peut trouver morale à sa pointure...
On passe d'un univers à l'autre, de Cavalleria à Pagliacci, par le simple jeu d'une traversée de miroir. Perez a compris que le vérisme, pour le moins celui-là, entretient d'indéniables affinités felliniennes avant la lettre. On passe du pur enchantement de Solen Mainguené dans l'air de Nedda dans la deuxième scène (« Qual fiamma avea nel guardo ») accompagné par une insolite et insolente danse des sept voiles multicolores, au violent affrontement de la même héroïne avec Tonio. Après tout, « Il teatro e la vita non son la stessa cosa » (le théâtre et la vie ne sont pas la même chose) nous met en garde le ténor ukrainien Denys Pivnitskyi, Canio aux aigus coruscants (et Turiddu magistral d'intensité !), pour finir par reconnaître que « La gente paga e rider vuole qua » (les gens payent pour rire). Perez ne perd pas de vue que l'ADN de Cavalleria et Pagliacci demeure la commedia dell'arte.
Et puis on est irrésistiblement emporté par le tourbillon du spectacle, par la vie en toute circonstance présente, y compris lorsqu'elle s'échappe en une pichenette létale à la pointe d'un couteau. En virtuose, Perez orchestre le mouvement, en maître marionnettiste il manipule les sentiments, en Méphistophélès sans scrupule il conduit le bal sur un rythme endiablé. L'Orchestre et le Chœur Opéra Eclaté lui emboîtent le pas avec un entrain contagieux. Gaspard Brécourt, attentif à la moindre nuance, sait exactement où mettre l'accent, quand souligner le chant, appuyer une sérénade.
Dans ces conditions, comment résister à cette saine contamination ? Et ce n'est pas le plateau vocal, naturellement complice, qui nous démentira. On y compte plusieurs lauréats du 26e Concours international de Chant de Clermont-Ferrand : Chrystelle Di Marco, volcanique Santuzza aux aigus charnus et sonores (une prouesse !), au médium souple et disert et aux graves bien présents ; Solen Mainguené s'offre en Nedda plus que séduisante et en comédienne à la ligne vocale investie avec malice et grâce ; que Lola trouve en Ania Wozniak sa doublure idéale ne prête pas à débat : sa ligne de chant souple et son timbre fruité en font foi ; quant à Jean Miannay, exemplaire Beppe, il illustre l'importance cruciale des seconds rôle bien vécus. Ce qu'Anne Derouard, Lucia émouvante d'autorité, confirme au plus-que-parfait. Jiwon Song, triple lauréat du Concours de Clermont en 2017, Enrico très applaudi en octobre dernier sur cette même scène dans Lucia di Lammermoor, impose l'assise vocale d'un Silvio à la projection impressionnante, à l'image de cette production heureusement décapante.
[Note du 22 novembre 2021 : Une version précédente de l'article mentionnait Gosha Kowalinska dans le rôle de Lucia ; il s'agit d'une erreur, la chanteuse ayant été remplacée au dernier moment par Anne Derouard. Nous adressons toutes nos excuses aux artistes concernées.]