Bien plus qu’une promenade au coucher du soleil minutée 1h40 par le programme de salle, le public de l’Auditorium de Radio France a eu droit à un véritable voyage au bout de la nuit lors de l'édition 2024 de Pianomania : près de 2h30 de piano, entracte non compris ! Cinq musiciens guident les quelques 1300 paires d’oreilles plongées dans l’obscurité de la salle dans un récital XXL qui tient de l'épopée noctambule également à travers la diversité des œuvres interprétées : un panorama exhaustif de la notion de nocturne – fil conducteur du concert –, autant sur la structure formelle du genre que sur la description du royaume de Nyx au piano.

Jean-François Heisser ouvre le bal en proposant un intéressant programme autour de l’évolution du nocturne pour piano : un nocturne emblématique de John Field (inventeur officiel du nocturne pour avoir utilisé officiellement ce terme en premier), un autre de Chopin et un troisième de Fauré avant de conclure par le Prélude n° 7, « Palmier d’étoiles », de Mompou. Christophe Dilys, qui présentait le concert, mettait en avant la notion improvisée du nocturne ; il s’agissait presque ici d’un déchiffrage. Le nez plongé dans sa partition, le pianiste semble subir le texte, à l’image de tous ces accents à contretemps comme pour se rattraper de justesse d’une fausse note. Ce discours haché et vertical s’arrondit dans le Premier Nocturne de Fauré pour quelques moments de sonorités riches dans le registre grave ainsi que lors des quelques guirlandes d’étoiles qui scintillent dans le prélude de Mompou, sans convaincre totalement.

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Jodyline Gallavardin à Pianomania
© Nicolas Mathieu

Quel contraste avec Jodyline Gallavardin ! Celle-ci propose un jeu fluide tout en souplesse au service de la mélodie, où l'on retrouve justement ce caractère improvisé naturel : le Nocturne op. 8 de Liapounov nous réconcilie avec l’instrument. Les contrechants ressortent sans ostentation — à peine aurait-on souhaité un peu plus de mise en valeur du remplissage harmonique de l’œuvre. Mais c’est en conservant ce jeu délicat sans surcharger le texte que la pianiste va faire merveille dans la Sonate n° 2 de Scriabine. Déployant une qualité de narration fascinante, Jodyline Gallavardin plonge l’auditeur dans cette sonate du clair de lune du compositeur russe où les enchainements harmoniques résonnent au loin avec évidence, sans se noyer dans le tourbillon de notes du mouvement conclusif.

Dès le lever de rideau du Coulis cendré de Messiaen, on est frappé par la douceur évocatrice du toucher de Gabriel Stern. Nous voilà véritablement plongé dans la nuit de l’île d’Ouessant, avec ses coups de ressac et au cœur de laquelle on entend l’oiseau chanter. Les doigts déliés du pianiste se jouent des difficultés virtuoses de la partition et éclairent le texte à travers le prisme d’un kaléidoscope de nuances ; une variété de dynamiques percussives plus incisives aurait toutefois peut-être permis de tenir en haleine l’auditeur sur l’ensemble de la pièce. C’est dans le domaine de la miniature que David Stern mettra tout le monde d’accord. En caractérisant à la perfection chacun des cinq mouvements de la suite En plein air de Bartók, attentif aux ostinatos rythmiques implacables qui les parcourent et avec un jeu de pédale exceptionnel, le musicien se mue en alchimiste du clavier. La quatrième pièce en particulier, « Musiques nocturnes », dépeint une nuit fantomatique glaçante.

Gabriel Stern, Tanguy de Williencourt, Célia Oneto Bensaid © Lyodoh Kaneko, Jean-Baptiste Millot, Capucine de Chocqueuse
Gabriel Stern, Tanguy de Williencourt, Célia Oneto Bensaid
© Lyodoh Kaneko, Jean-Baptiste Millot, Capucine de Chocqueuse

Retour au nocturne formel avec Célia Oneto Bensaid qui propose deux numéros emblématiques du catalogue de Chopin. Si la gestion du rubato dans les fins de phrases fait merveille dans un opus 27 n° 2 élastique tout en musicalité, il est dommage de finir sur un opus 48 n° 1 beaucoup plus sage rythmiquement. Les deux pièces encadraient deux œuvres de Landowska. La pianiste donne légèrement trop de poids au remplissage harmonique de la Nuit d’automne avant d’hypnotiser l’auditoire au cours de la Berceuse, avec une pédale de si imperturbable nimbée des sonorités feutrées ouatées qui auront signé une nuit polonaise onirique.

En dernière partie de concert, la proposition tripartite de Tanguy de Williencourt met en évidence sa science des enchainements. Après un voyage lisztien au phrasé de long terme irrésistible dans l'étude Harmonies du soir, le pianiste transporte l’auditeur dans les éclats discrets d’une Soirée dans Grenade debussyste d’un tout autre style, presque sans pause, pour un rendu probant. De la même manière émane ensuite une « Ondine » au flux ininterrompu perlé d’irisations diaphanes, avec laquelle l’artiste conclut sa démonstration de toucher évanescent. On aurait volontiers poursuivi avec l'ensemble de Gaspard de la nuit, mais finir avec « Scarbo » aurait été se séparer sur un cauchemar.

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