Les solistes du London Symphony Orchestra sont à l’affut. La pièce qu’ils jouent demande une concentration extrême, car c’est le chef qui, dans un dédale de courtes séquences numérotées, décide de ce qui va suivre. Sons secs, résonants ou entretenus par un trille, effets percussifs, voilà autant de modes de jeu qui tissent un lien particulièrement subtil entre les trois pièces de ce programme : Éclat pour quinze instrumentistes de Pierre Boulez, Interludes and Aria tiré de l’opéra Lessons in Love and Violence de George Benjamin et la Symphonie n° 4 de Johannes Brahms.

Même si Boulez fait le choix de l’ascétisme et Benjamin celui de la densité, Simon Rattle fait résonner leurs œuvres en sculptant les contrastes, en leur insufflant une âme poétique. Dans la maille du grand orchestre des Interludes and Aria, le chef du LSO équilibre l’orchestration ciselée de Benjamin et crée, au fil des sept mouvements, des atmosphères aussi évocatrices que si le décor était planté sur scène. Des déflagrations de contrebasson dans la résonance des pizzicati de contrebasses nimbent l’orchestre d’une noirceur inquiétante.
Bientôt, Barbara Hannigan s’avance dans le rôle d’Isabelle qu’elle a créé en 2018 au Royal Opera House. Dans ce montage d’interludes dédié à Simon Rattle pour ses 70 ans, le compositeur anglais a gardé un air du deuxième acte de son opéra où Isabelle – reine négligée par son mari qui la trompe avec un noble de sa cour – donne une leçon sur la valeur des choses à trois pauvres. L’orchestre se fait discret tandis que Barbara Hannigan, dans une scène glaçante, défend, d’une voix pleine et souple, la fièvre qui s’empare de son personnage. Sa diction parfaite projette des consonnes coupantes qui rencontrent tantôt un court motif de trompette avec sourdine, tantôt un fourmillement de pizzicati de violons. Dans l’interlude qui suit, Simon Rattle déchaîne les forces de l’orchestre et fait de l’équilibre global son cheval de bataille.
Dans la Symphonie n° 4 de Brahms, cette qualité permet au chef de demander un engagement extatique au pupitre de violoncelles dans la reprise du thème principal du premier mouvement, de faire ressortir les altos dans la coda du finale après avoir exalté cuivres et percussions sans jamais forcer le trait. Cette façon de bâtir la forme tout en mettant en valeur les éléments particuliers de l’orchestration ne pouvait pas mieux concorder qu’avec Éclat de Boulez. Rattle lance les courtes séquences des instrumentistes avec une précision chirurgicale, aucune ne rate son effet. Profitant des résonances des cloches tubulaires, du cymbalum ou faisant s’enchaîner avec hâte des éléments percussifs, il crée des alliages durables ou passagers qui concourent à la distorsion du temps voulue par Boulez. De fait, l’attention est toujours stimulée, exacerbée par le choix des dynamiques et la limpidité des transitions.
Rattle pousse cet art de la transition jusqu'aux fins de mouvements et d’œuvres qui en deviennent fascinantes. L’« Allegro non troppo » de la Symphonie n° 4 de Brahms s’achève ainsi par un climax théâtral avec une tenue de mi tutti que le chef tient avec ferveur et qu’il relâche en apesanteur. Cela n’a duré qu’une seconde mais l’effet est là, et sur cette résonance s’engagent les cors du deuxième mouvement avec ce même mi.
Si Rattle parvient à réaliser de tels effets, c'est bien grâce à la qualité des pupitres de l’orchestre, et notamment la plastique des cordes : ainsi le LSO passe d’un répertoire à l’autre en toute souplesse, comme s’il n’y avait qu’un pas entre Brahms, Boulez et Benjamin.