Il y a cent ans, le 29 novembre 1924, Giacomo Puccini décédait à Bruxelles où il était venu se faire soigner pour un cancer de la gorge. La Monnaie n’aurait donc pas pu choisir de moment plus opportun pour monter Turandot, opéra que la maladie et la mort ne permirent pas au compositeur d’achever. Confiée au touche-à-tout Christophe Coppens (qui signe non seulement la mise en scène mais également les costumes et, en collaboration avec le bureau d’architecture anversois i.s.m. architecten, les décors), cette nouvelle production était attendue avec d’autant plus d’impatience que l’œuvre n’avait plus été représentée dans la maison bruxelloise depuis 1979.

Quand le rideau rouge se lève, nous ne nous retrouvons pas dans la Cité interdite à Pékin mais dans un luxueux appartenant hongkongais où se réunit une petite société insolemment riche. En fait de dénonciation des excès du capitalisme, le spectateur non prévenu a davantage l’impression de se trouver dans la salle de bal art déco d’un hôtel cinq étoiles où une brillante réception regroupe, dans une ambiance qui a tout d’une somptueuse soirée de gala hollywoodienne de l’époque Kennedy, d’élégants messieurs en smoking et des dames parées de superbes robes du soir.
C’est parmi cette foule de superficiels nantis incarnés par les choristes de la Monnaie qu’arrivent à se glisser Timur, Calaf et Liù. Et pourquoi pas ? L’idée de remplacer une société fermée par une autre peut se défendre. Autre actualisation, le rôle de l’empereur Altoum est ici confié à une femme, la très convaincante mezzo chinoise Ning Liang, sans doute pour mieux mettre en évidence la transmission matrilinéaire du traumatisme de Turandot, et expliquer sa peur et sa haine des hommes.
La différence de générations se voit clairement lors des premières interventions du trio Ping, Pang et Pong, joués par les excellents Leon Košavić, Alexander Marev et Valentin Thill qui apparaissent dans un premier temps vêtus en jeunes bien d’aujourd’hui. Mais le deuxième acte les verra revêtir la tenue de chasseur d’hôtel beige que porte également Liù, histoire de mettre en évidence sa condition inférieure. D’ailleurs, après avoir évoqué leur jeunesse passée, le trio de ministres réapparaîtra un peu plus tard en smoking et nœud papillon, preuve de leur assimilation à la classe dirigeante dont ils adoptent l’uniforme. Quant à Timur, roi déchu de Tartarie très dignement incarné par Michele Pertusi, il arbore une redingote beige qui montre bien qu’il est d’une autre époque.
C'est toujours en smoking que le vaillant Calaf d’Amadi Lagha réussira à résoudre les trois énigmes que lui propose Turandot et qu’il tentera, avec un succès mitigé d’également conquérir son cœur. Le ténor franco-tunisien à la voix saine et franche donne une interprétation très sûre de ce rôle périlleux dont il suit avec beaucoup d’intelligence la courbe dramatique. Ainsi, son Nessun dorma s’inscrit-il à ce point logiquement dans l’action qu’il ne déclenche aucun bravo, le public retenant son souffle en attendant la suite.
Svetlana Aksenova, qui fut une inoubliable tsarine Militrissa dans le Conte du Tsar Saltan sur cette même scène en 2019, est ici Turandot. Même si elle n’est pas des plus puissantes, la couleur assez froide voire dure d’un soprano mené avec beaucoup de maîtrise convient parfaitement à ce personnage qui laisse deviner la fragilité qu’elle tient tant à cacher.
Si la mise en scène renferme quelques outrances comme le retour du Prince de Perse censé avoir été décapité au début de l’opéra et revenant tout sanguinolent sur scène à l’acte III en surgissant d’un tableau qui pourrait bien représenter un sexe féminin, c’est la fin qui pose vraiment problème. De deux choses l’une : soit on arrête à l’endroit où Puccini dut déposer la plume, c’est-à-dire après le suicide de Liù (incarnée cet après-midi avec énormément de délicatesse par Ruth Iniesta), soit on opte pour le finale tel que Franco Alfano l’acheva, à partir des esquisses laissées par le compositeur, concluant sur un happy end un peu forcé. On a malheureusement droit ici à une mouture sérieusement caviardée de la version Alfano où, plutôt que de voir la princesse de glace enfin touchée par l’amour, on voit le malheureux Calaf déclarer sa flamme sur le côté de la scène pendant qu’une Turandot apparemment indifférente quitte la scène entourée par, semble-t-il, des policiers.
Ce qui est en revanche incontestable, c’est la remarquable prestation du chef Ouri Bronchti, qui guide l’excellent Orchestre symphonique de la Monnaie et le somptueux chœur de la maison bruxelloise avec un dynamisme et un sens de la propulsion qui font beaucoup penser à ce que faisait en son temps Antonio Pappano dans ce même théâtre.