Au Palais Garnier, la double affiche « Sharon Eyal / Mats Ek » est une soirée à ne pas manquer cette année, inscrite dans une programmation qui fait (malheureusement) la part moins belle aux créations contemporaines que lors des précédentes saisons. L’Opéra de Paris rend hommage à l’inénarrable chorégraphe Mats Ek, qui fête ses 80 ans cette année, avec la reprise d’Appartement (une pièce créée pour l’institution en 2000) et une exposition de costumes et de photographies à découvrir dans les galeries du Palais Garnier.

<i>Vers la mort</i> de Sharon Eyal &copy; Yonathan Kellerman / Opéra national de Paris
Vers la mort de Sharon Eyal
© Yonathan Kellerman / Opéra national de Paris

Sans que de grands liens unissent son travail à celui de Mats Ek, Sharon Eyal inaugure la soirée avec la re-création d’OCD Love, une pièce percutante et nouvellement intitulée Vers la mort. La chorégraphe israélienne aurait pu se contenter de transmettre la version d’origine d’OCD Love à l’Opéra de Paris, mais en la recréant dans l’écrin du Palais Garnier, elle a plutôt choisi d’en retravailler quelques subtils détails pour transposer la pièce d’un univers underground à celui d’un inquiétant classicisme. On passe ainsi de la rave-party en noir et blanc au bal fantasque couleur de sang, par quelques menus réglages scénographiques. Un écran carmin tapisse l’arrière de la scène, les danseurs ont les lèvres bariolées de rouge, du fard sur les joues et leurs justaucorps, qui ressemblaient à des haillons dans OCD Love, ont désormais l’apparence de corsets.

La chorégraphie demeure proche de celle d’origine, même si certains rôles féminins et masculins ont été inversés. Mais au-delà de cette métamorphose scénique réussie, la même concupiscence capiteuse que dans OCD Love sourd dans Vers la mort et fait trembler les corps. À l’ouverture du rideau, un corps s’étend et palpite, transpercé par la lumière rase d’un projecteur éblouissant. Si OCD Love compare l’amour à un trouble obsessionnel compulsif (OCD en anglais), Vers la mort pousse la métaphore jusqu’à la mort. Sharon Eyal rapproche la jouissance d’une félicité macabre, « petite mort » ou plaisir des sens allant jusqu’à l’autodestruction, tout en révélant le double sens de ce cœur (à la fois amour et vie) que les danseurs pointent du doigt et présentent au public dans des traversées de scène hiératiques.

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Vers la mort de Sharon Eyal
© Yonathan Kellerman / Opéra national de Paris

Pour interpréter cette performance chorégraphique percussive et intense, Sharon Eyal n’est pas seulement allée piocher dans le corps de ballet des danseurs, mais aussi des « gueules » (au sens noble du terme), qui se sont coulés dans le genre à merveille pour dégager une puissante présence scénique. Naïs Duboscq, en particulier, est éblouissante par ses tremblements musculeux, Nine Seropian et Yvon Demol fixent la scène d’un regard brutal, tandis que Nathan Bisson est génialement suspendu entre puissance et féminité.

Certes singulière, Appartement n’est pourtant pas la pièce la plus profonde de Mats Ek, ni la plus intemporelle. Si elle renferme le fameux pas-de-deux de La Porte, parmi les plus sublimes extraits du répertoire du chorégraphe, elle contient également des passages plus datés, telle la scène de la Télévision qui lobotomise un homme (qu’on pourrait aujourd’hui transposer au smartphone), ou plus dégénérés, comme la Marche des aspirateurs façon tarentelle écossaise, ou la fameuse scène de la Cuisine – horrifiante pour qui la découvre, insupportable à regarder pour qui la connaît déjà. Confinés dans les espaces intimes des pièces d’un appartement, des personnages sont absorbés par les objets du quotidien (un bidet qui avale une femme, une télévision qui hante les rêves d’un homme, une cuisinière dans lequel un nourrisson a été enfourné…), symboles de leur psychose.

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Appartement de Mats Ek
© Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

Les costumes et chaussures des danseurs sont ceux de la vie quotidienne, pour certains entachés de grosses peluches, qui les recouvrent comme des parasites. Le Ballet de l’Opéra de Paris, qui n’avait plus dansé la pièce dans son intégralité depuis 2012, en rend une interprétation cependant assez hétérogène. Ludmila Pagliero, dans sa Salle de Bains, est prise d’une transe méthodique, tandis que le duo amoureux formé par Ida Viikinkoski et Marc Moreau nous fait littéralement voyager – à l’aide un bidet devenu bateau. De l’autre côté du spectre, Valentine Colasante et Jack Gasztowtt, dans le rôle des parents infanticides, ont l’air plus anesthésiés que déments. Pas toujours harmonieux, les précipités d’ensemble ont parfois un aspect cacophonique, tranchant avec la précision vue dans Sharon Eyal. Il n’en reste pas moins qu’Appartement est une œuvre à découvrir et la soirée Eyal/Ek l’une des plus belles de la saison.

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