Par où commencer ? Par les six bis donnés par une Yuja Wang dont la générosité avec le public et la gourmandise musicale semblent sans limites ? Peut-être pas, moins parce que c'était la fin de son récital que parce qu'ils en étaient la consécration libérant l'enthousiasme d'un public qui n'avait cependant pas été silencieux jusque là, certains mélomanes toussant, expectorant avec une indécence qui donne des envies de meurtre. Public dont la jeune pianiste devrait se méfier : viendra le jour où ils ne viendront que pour la voir faire du trapèze pianistique. Vladimir Horowitz en a arrêté sa carrière pendant quinze ans... déprimé de ne pas être pris au sérieux dans le grand répertoire, d'être ravalé au rang de funambule.
Mais Yuja Wang n'est pas Horowitz, c'est bien son seul défaut ! Elle est Yuja Wang, ne ressemble à personne, n'est d'aucune "école". Croyez-moi, c'est déjà quelque chose !
Il y a quelques petites années, la jeune pianiste chinoise, avait déjà un bon millier de doigts et une bonne dizaine de mains, mais elle n'avait cependant pas la technique qui transcende le piano, pas cette magie qui change le noir et blanc du clavier en arc en ciel, les marteaux en voyelles et en consonnes. Son répertoire s'est enrichi – elle joue tout ou presque –, ses rencontres avec des chefs, des orchestres et des confrères de tout premier plan ont élargi son champ de vision artistique. Elle s'est rapprochée de confrères – Nelson Freire, par exemple ; Murray Perahia aussi semble-t-il –, pas pour recevoir leur bénédiction, mais pour être certaine d'être écoutée. En pleine évolution, Wang a donc donné un récital assez extraordinaire qui est de ceux qui rendent le public heureux et le critique pas moins.
Dès les premiers accords du Prélude op. 23 n° 5 de Rachmaninov, Yuja Wang se distingue par une sonorité claire, lumineuse, la nervosité d'un moteur de Ferrari qui monte dans les tours sans jamais crier, mais quand vient le chant on note tout de suite que si le piano sonne splendidement, la ligne manque de longueur de résonance, de soutien. La pédale, parfois, brouille un peu les lignes comme le montreront les études tableaux rapides. Bon signe : les deux pièces lentes, celles où Rachmaninov déploie son art du cantabile à travers une polyphonie subtile seront les plus réussies, malgré un chant trop peu ancrée dans le fond du clavier. Yuja Wang a quelque chose de positif, de lumineux presque qui n'est pas dans la nature de la musique du compositeur russe. Mais elle convainc.
Solaire, la 10e Sonate de Scriabine passe de la nuit au jour en quelques minutes, mais elle est aussi comme possédée par un feu qui la dévore. Yuja Wang en fait un bijoux, ses trilles irradient, son piano emplit la Philharmonie mais jamais elle ne semble possédée, tétanisée par le paroxysme et l'extase scriabiniens. Si les doigts de la pianiste sont brûlants sa tête reste froide. Ce qui évidemment donne des études de Ligeti ahurissantes : son Ipad sur le pupitre, mais qui peut penser une seconde qu'elle lit vraiment, Yuja Wang se lance dans Touches bloquées puis dans Désordre : elle n'en fait qu'une bouchée, virtuose phénoménale qui se rit de toutes les complexités rythmiques, harmoniques, mélodiques, tonales et purement digitales pour aller au delà de la matière : elle s'amuse comme une folle à déjouer sans aucun effort apparent des difficultés que tant de ses confrères mettent des semaines voire des mois à déjouer. Et ça marche tant elle est... joyeusement sérieuse.