Peu dansée ces dernières années, l’œuvre de Jiří Kylián est de retour à l’Opéra de Paris dans une soirée-hommage présentant quatre merveilles chorégraphiques : Stepping Stones, Petite Mort et Sechs Tänze, trois pièces sublimes composées par le chorégraphe tchèque au pic de sa carrière, ainsi que Gods and Dogs, une création plus récente et plus sombre. Artiste prolifique ayant fait du Nederlands Dans Theater l’une des compagnies les plus renommées au monde, Kylián a été dès les années 1970 le pionnier d’un style néoclassique fluide et sensible, d’un raffinement esthétique sans égal. C’est donc avec ravissement que le public parisien accueille ce programme plein de promesses, bien que malheureusement porté par une distribution de danseurs parfois hasardeuse et qui ne parvient pas – sauf exceptions – à restituer parfaitement la magie du geste du chorégraphe.

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Stepping Stones (Hannah O'Neill et Hugo Marchand)
© Ann Ray / Opéra national de Paris

Créée en 2008 sur les quatuors à cordes que Beethoven composa à la fin de sa vie, Gods and Dogs est une œuvre sombre et introspective explorant le thème de la folie. Dans un prologue sépulcral aux accents musicaux grinçants, des corps diaphanes jaillissent de la pénombre, dans des contorsions fluides, de longues glissades au sol et des mouvements furtifs de bêtes à l’affût. Ils se mêlent avec fureur ou tendresse, créatures à la fois animales et divines, échos d’un univers intérieur qui se décompose. Malgré la puissance de la chorégraphie et de sa mise en scène minimale, ce premier tableau mal servi par des interprètes peu familiers avec le style contemporain (aux heureuses exceptions d’Aurélien Gay et Caroline Osmont) ne parvient malheureusement pas à nous emporter complètement.

Avec Stepping Stones (1991), Jiří Kylián célèbre la tradition millénaire de la danse, perpétuée de l’Antiquité à nos jours. Un plafonnier triangulaire aux allures de navette spatiale coiffe la scène, troué en son centre par un cercle lumineux qui ressemble à la lune. La musique percussive de John Cage et d’Anton Webern, qui résonne comme des cloches, donne à la pièce un air d’oraison nocturne. La danse se déploie comme un rituel hypnotique : un superbe trio féminin scande un rythme entêtant tandis que les couples tournoient dans les airs comme des mobiles à hélices. La chorégraphie s’achève sur une révérence classique qui semble immémoriale et se fige dans un étrange cri muet. Grâce à quelques interprètes au bon diapason tels qu’Arthus Raveau ou Hannah O’Neill, Stepping Stones sonne plus juste que les autres œuvres.

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Sechs Tänze (Saki Kuwubara et Andrea Sarri)
© Ann Ray / Opéra national de Paris

Également composé en 1991, le diptyque Petite Mort et Sechs Tänze sur la partition de Mozart est sans doute le grand chef-d’œuvre de Jiří Kylián, dont on peut se réjouir qu’il fasse enfin son entrée dans le répertoire de l’Opéra de Paris. Nimbées dans une magnifique lumière dorée, des capes, épées, robes à crinoline et perruques évoquent avec féerie le XVIIIe siècle de Mozart. Inspiré par l’expression macabre de « petite mort » désignant l’orgasme, le chorégraphe fait respirer et mourir les corps, joue avec les masques et les apparences fugitives. Les danseurs disparaissent derrière un grand voile, des femmes vêtues de grandes robes noires glissent sur scène avant d’abandonner leur habit de carton qui tient debout tout seul.

Six pas-de-deux sublimement chorégraphiés s’enchaînent, montrant des corps suaves, traversés d’une extase aussi splendide que fugace. On ne peut donc que regretter l’interprétation peu habitée de ce langage tout en souffles, en suspensions et en variations d’intensité par des interprètes un rien scolaires (Hohyun Kang ou Bleuenn Battistoni) et des danseurs masculins qui ne parviennent pas à danser ensemble à l’ouverture du rideau ni à accompagner leur partenaire avec fluidité. Petite Mort, qui se dénoue dans une farce baroque (Sechs Tänze), où des femmes frivoles au chignon crêpé et des hommes travestis s’adonnent à des espiègleries à la fois burlesques et cruelles, est en revanche mieux porté par les interprètes Alice Catonnet ou Andrea Sarri. Dans une apothéose féerique, un nuage de poussière s’envole des coiffes des danseurs, qui ressemblent à des pantins gesticulants surgis d’un vieux grenier, émerveillés par des bulles qui tombent du ciel.

Stepping Stones (Hannah O'Neill et Hugo Marchand)
© Ann Ray / Opéra national de Paris
Sechs Tänze (Saki Kuwubara et Andrea Sarri)
© Ann Ray / Opéra national de Paris