Qui dit ballet et conte de Perrault fait immédiatement surgir La Belle au bois dormant des esprits. Avec sa musique majestueuse qui fond dans la chantilly des tutus, sa gestuelle onctueuse, ses grands ensembles trop ordonnés et sa jeune Aurore alanguie, le ballet n'a plus la cote à Paris. Il fera son retour à l'Opéra Bastille l'an prochain, après plus de 10 ans de sommeil. C'est un tout autre univers qui vient de se frayer un chemin dans le répertoire du Ballet de l'Opéra de Paris : Barbe-Bleue... Un nom qui suffit à faire frémir, d'autant plus quand le conte est digéré et recraché par Pina Bausch, dont le goût marqué pour l'expressionnisme a caractérisé un genre bien à elle : le Tanztheater. Réputé violent, cruel, insoutenable lors de la première en 1977, le ballet laisse aujourd'hui un goût mitigé.

Pina Bausch se veut là au-dessus des parties. Son exploration de la lutte des pouvoirs au sein du couple ne tranche pas en faveur d'un sexe ou de l'autre. Et c'est une première limite de l'œuvre mi-dansée, mi-grognée : à trop peindre de nuances dans les rapports homme-femme, le propos se perd et peine à captiver de bout en bout. Ce sentiment est exacerbé par le choix de la répétition, des gestes, des cris, des vociférations en allemand qui dit sûrement beaucoup des mécanismes complexes de l'emprise mais qui, sur presque deux heures de représentation sans entracte, peut aussi lasser voire... barber.
La représentation des sexes y est parfois caricaturale. Les hordes de femmes riant telles des hystériques dans des costumes d'époque rappellent les excès du Bal des folles de la Salpêtrière ; plus tard, elles se font aguicheuses puis s'évanouissent dans un râle sonore. Quand les hommes posent en slip de velours, égratignant l'idéal masculin des régimes fascistes, on se dit que la critique est aujourd'hui (heureusement) dépassée. Une partie du public rit d'ailleurs alors de bon cœur. On salue cependant la démarche qui consiste déjà à dénoncer les stéréotypes pesant sur les deux genres.
Si le ballet peut décevoir, c'est parce qu'il lance trop de promesses. Le prologue est par exemple saisissant, d'abord quand il dévoile la scénographie, très bauschienne : le plateau y est une arène sauvage. Les feuilles mortes jonchant le sol convoquent un univers poétique funeste. L'intérieur d'un château décrépit aux allures d'asile psychiatrique suggère que l'histoire va s'attacher au bleu des âmes, en écho aux corps qui se cogneront aux parois du décor et à ces femmes suspendues comme les trophées suppliciées du conte.
Le magnétophone, autre personnage central, ressasse et rembobine obsessionnellement des passages de l'opéra Le Château de Barbe-Bleue de Bartók – ingénieuse trouvaille. À contremploi, Léonore Baulac (Judith), danseuse fluette à la longue crinière blonde, apparait figée par terre, dans une posture proche de l'Ophelia de Millais. Takeru Coste (imperturbable Barbe-Bleue) se jette compulsivement sur elle, la traîne vers ses ténèbres. On dirait un viol et le malaise s'installe. Et puis les rôles s'inversent, c'est elle qui a le dessus. L'homme y est un loup pour la femme puis inversement. Et rebelote, jusqu'à dissiper la tension et l'attention.
Barbe-Bleue, c'est l'histoire de cet ogre féminicide qui a instillé auprès des petites filles la conscience qu'elles étaient des proies, quitte à en renforcer la croyance comme un mythe auto-réalisateur. La proposition de Pina Bausch vient chambouler ces représentations, sans les démolir toutefois. Elle a ouvert la voie aux femmes chorégraphes d'après, qui contribuent à faire évoluer l'imaginaire collectif façonnant la figure féminine.