Le rideau est sur le point de se lever, la salle encore plongée dans la pénombre. Une annonce, brève et sobre, retentit. Patrice Bart, ancienne étoile de l'Opéra de Paris et chorégraphe qui a adapté (avec Eugène Polyakov) la version de Giselle ouvrant la saison chorégraphique au Palais Garnier, est décédé. La représentation de ce soir, lundi 6 octobre, lui est dédiée. Le ton est donné.
Giselle exerce sa beauté hypnotique, emblématique du romantisme français, depuis presque deux siècles. Elle fait salle comble chaque fois qu'elle est donnée. L'œuvre porte notamment l'empreinte de Victor Hugo, dont se réclame l'auteur du livret, Théophile Gautier. Pourtant, elle a longtemps été absente de son berceau natal et c'est grâce aux Ballets russes qu'elle est revenue hanter Paris, au début du XXe siècle. C'est peu dire que la version raffinée actuellement au répertoire est un héritage inestimable laissé par Patrice Bart. Le fantôme toujours vivace de Giselle est représentatif de ce précieux patrimoine national qu'on ne sait pas pleinement assumer et chérir en haut lieu.
Les artistes de 2025 pourtant s’emparent corps et âme de ce ballet. Sae Eun Park prête à l’héroïne une grâce aérienne et une délicatesse ciselée. La difficulté du rôle réside dans la dualité entre l'acte rural, aux couleurs automnales, et l'acte fantastique, irisé de nuit. En jeune paysanne éprise d'un noble (dont elle ignore le véritable statut social, source du drame à venir), Sae Eun Park émaille sa danse d'intonations terrestres, subtilement ancrées dans le sol. Bien que trentenaire et mère, l'étoile sait incarner la candeur sémillante et insouciante de l'adolescence. La scène de la folie est juste et maîtrisée, plus introspective qu'expressionniste.

Mais c'est en réapparaissant défunte après l'entracte que la Giselle de Sae Eun Park triomphe véritablement, tout en évanescence et spiritualité. La qualité céleste de ses sauts accentue la dimension fantomatique du personnage, dont le visage n'arbore plus que la piété. Une image trop douce et soumise de la femme ? La nuance est de mise car ses nouvelles comparses, les fameuses Wilis, ont quelque chose de féroce en elles. Nuées de guerrières en robes de mariées, guidées par une reine élégante (Héloïse Bourdon), elles ne parviendront pas à vaincre le Bien, porté en Giselle seule.
Germain Louvet incarne quant à lui Albrecht, transfuge de classe cristallisant les tensions du public. Il arrive sur scène avec aplomb, l'air suffisant, presque agaçant. Aidé par une silhouette musculeuse mais élancée, il n'a aucun mal à asseoir d'emblée sa stature, séducteur sûr de son pouvoir. Puis arrive le moment de vérité. Aristocrate déjà fiancé à la cour, il ne renie pas son rang mais laisse transparaître une déchirure intérieure, entre ses obligations sociales et cet amour pour Giselle qu'on espère sincère.
Dans le corps de ballet, on remarque Bianca Scudamore au premier acte et Eléonore Guérineau au second. Un travail de pied virtuose – qui faisait autrefois de la compagnie une référence dans ce domaine – une présence lumineuse et une joie de danser contagieuse les caractérisent. La combinaison rare de ces qualités milite pour une mise en lumière plus marquée de ces solistes nées.
Les danseuses des ensembles blancs, dans leurs longs tutus, produisent toujours leur effet subjuguant. Le tout est porté de bout en bout par la direction musicale habitée d'Andrea Quinn. Ce soir-là, les touristes dans le public, toutes cultures confondues, se lèvent d'un même élan, hurlent des bravos qui provoquent des rappels en rafales. La magie de Giselle est universelle.