Un « British Festival » est inauguré en Allemagne et couvert par un critique français ? Tout cela commence comme une blague douteuse ! Et pourtant rien de plus sérieux que la grande salle du Kulturpalast de Dresde : sa symétrie et sa blancheur boisée harmonieuse font passer les balcons suspendus de la Philharmonie de Paris pour un pur délire. Rien de plus sérieux non plus que ce British Festival, série de concerts mettant en avant des compositeurs et interprètes britanniques, au premier rang desquels Sir Donald Runnicles, qui prend officiellement ses fonctions de directeur musical de la Dresdner Philharmonie.

De cet orchestre nous faisons d’abord la connaissance des pupitres de cordes avec la Fantaisie sur un thème de Thomas Tallis de Ralph Vaughan Williams. L’œuvre fait dialoguer un orchestre à cordes fourni avec un ensemble plus intime, dont la localisation sur un balcon côté cour brise la sacro-sainte symétrie de salle… tout en en révélant l’excellente acoustique. Les deux groupes se caractérisent par une homogénéité sonore admirable, et se prolongent l’un l’autre au gré de la partition. La somptuosité de l’orchestre principal magnifie l’amplification du thème de base, qui ouvre l’œuvre, chaque pupitre nourrissant un son organique, vivant et dense, dont Runnicles sait trouver l’équilibre même quand il sollicite la puissance des contrebasses. Le chef, qui en bon anglais conduit la baguette à la main gauche, joue des contrastes avec adresse, le matériau sonore ne s’étiolant jamais même dans les nuances les plus piano.
La première partie du concert mettait intelligemment en regard la production musicale anglaise du début du XXe siècle. En effet, après cette page de Vaughan Williams tournée vers l’ère élisabéthaine, le Concerto pour alto de William Walton regarde vers l’avenir : il parut si novateur à l’époque (1929) que son dédicataire, Lionel Tertis, préféra laisser la main à Paul Hindemith. Ce soir, c’est l’altiste britannique Timothy Ridout qui s’empare de l’œuvre.
Avec une approche humble complètement au service la musique, ce dernier ne cherche pas à prendre toute la lumière : souvent à la limite d’échapper du projecteur, il se tourne très souvent vers l’orchestre. Impressionnant dans sa maîtrise des doubles cordes, l’artiste dispose d’une technique complète qui s’épanouit pleinement dans les mouvements moins rapides. Le phrasé de l’« Allegro moderato » est ainsi pleinement captivant, avec des respirations qui renforcent l’éloquence naturelle de son instrument. Dans les passages rapides, le poignet de sa main droite perd légèrement en souplesse. Les attaques tranchantes ont beaucoup de caractère, mais finissent presque par lasser par leur uniformité. Cela n'empêche pas Ridout de faire parler la poudre avec panache dans le quatrième mouvement de la Sonate pour alto op. 25 de Hindemith intelligemment donné en bis.
Au complet cette fois-ci, l'orchestre répond présent dans les pages rapides, tantôt se nourrissant de l’énergie du soliste, tantôt l’alimentant, et apporte une direction bienvenue dans les passages plus lents, malgré quelques rares moments d'immobilité. Le choc esthétique avec Vaughan Williams se ressent dans le traitement des instruments à vent : ces derniers ne participent pas à un tout homogène, leurs interventions sont davantage de l’ordre de la prise de parole individuelle.
Ce relatif éclatement de la Dresdner Philharmonie n’est pas une limite de l’orchestre : la Symphonie n° 4 de Brahms au retour de l’entracte va marquer le retour de l’unité organique, où chaque partie procède du tout et inversement. La gestion des voix intermédiaires est une révélation, depuis la légèreté des contretemps de la petite harmonie au début de l’œuvre jusqu’aux passages plus fournis, à l’image d’une sublime phrase des violoncelles pendant l’« Andante moderato », parfaitement accompagnée par les autres pupitres de cordes et les bassons dont le rubato épouse à la perfection la ligne mélodique.
On parle souvent de la « patte brahmsienne », prétexte à bien des lourdeurs. L'interprétation du soir est fidèle à Brahms sans tomber dans ce piège : chaque pupitre conserve une certaine transparence, ce qui permet à Runnicles de créer des changements d’atmosphère poignants lorsqu’il sollicite davantage de texture de la part de ses troupes. La moindre cellule est par ailleurs intégrée à un phrasé avec une hauteur de vue manifeste, permettant de ne jamais sombrer dans un épaississement étouffant quand les accents s’enchainent.
L’alliance de ces qualités de phrasé et de relative légèreté rendent très digeste cette symphonie sans véritable mouvement lent. Après un « Allegro giocoso » authentiquement giocoso, sans ralentir les progressions ou marquer certains accords outre mesure, le finale permet de profiter une dernière fois de la palette dynamique d'un orchestre qui va de l’avant sans sacrifier la rondeur d’un son à la fois élégant et généreux.
Le voyage de Pierre a été pris en charge par la Dresdner Philharmonie.

