Opéra parmi les plus représentés au monde, Carmen est à ce point célèbre qu’on n’envie pas a priori le metteur en scène chargé de nous donner une nouvelle vision de cette œuvre qui a accédé au rang de mythe. Comment traiter l’histoire de cette femme libérée qui fait fi des conventions au point d’en mourir, du pauvre Don José dévoré par la passion qui le fera passer de timide brigadier à tragique assassin, du fringant torero à la virilité triomphante ? Comment résister à la tentation d’évoquer une Andalousie exotique avec ses cigarières, ses contrebandiers et ses courses de taureaux ?

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Carmen à La Monnaie
© Bernd Uhlig

Dans cette production créée au Festival d’Aix-en-Provence en 2017 et montrée en ce moment à La Monnaie, Dmitri Tcherniakov aborde l’œuvre sous un angle inattendu. S’il ne touche pas à la musique de Bizet, le metteur en scène russe réécrit complètement les dialogues de cette Carmen pour nous en offrir une approche qui, pour ne pas être toujours convaincante, a le mérite de l’originalité. Avant même que retentisse l’ouverture, nous voyons sur la scène ce qui sera le décor unique de tout l’opéra : le salon impersonnel d’un hôtel de luxe comme en trouve à Prague comme à Pékin, avec force marbre sur les murs, lustres en cristal, fauteuils profonds, tables basses et caméras de surveillance.

Nous voici témoins d’une entrevue entre un couple – le Monsieur est grand et costaud, la Dame une blonde froide à la Grace Kelly – visiblement en crise et un personnage appelé l’Administrateur qui leur propose une thérapie qui débouchera sur un « retour à la vie » par le biais d’un jeu de rôles : on jouera à Carmen. C’est à ce moment que retentit l’ouverture et qu’arrivent d’autres participants, tous vêtus de costumes contemporains, à qui sont distribuées les étiquettes les identifiant. Le Monsieur incarnera le rôle de Don José, alors que son épouse apparaîtra un peu plus tard en Micaëla. Outre qu’il chante, Moralès annonce aussi de temps en temps les indications du livret quant aux lieux où est censée se dérouler l’action. Les choristes participent eux aussi à la thérapie et, lorsqu’ils ne chantent pas eux-mêmes, miment en plus les chœurs d’enfants installés en coulisses. 

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Carmen à La Monnaie
© Bernd Uhlig

Si l’idée d’une mise en abyme est bien sûr défendable, la ficelle de la thérapie proposée par Tcherniakov est un peu grosse pour susciter une adhésion sans réserve. L'intervention brutale de policiers lourdement harnachés et la bagarre générale qui suivent l'arrivée de Carmen ne paraissent pas d'une utilité dramaturgique évidente. Et l'on reste sur sa faim à la conclusion, quand l'assassinat final s'avère un simulacre qui vient confirmer la réussite de la thérapie – fêtée comme il se doit par un verre de champagne offert à tous les participants. Le metteur en scène montre une belle trouvaille en revanche à l'acte IV, quand Carmen, illustration d’une féminité extrêmement libre qu’aucune convention ne peut freiner, remplace Don José par une autre homme qui porte à présent ce nom sur l’étiquette autocollante apposée sur son costume.

Heureusement, ce ne sont pas les satisfactions qui manquent sur le plan purement musical. À l’exception de l’Escamillo à voix caverneuse et diction cotonneuse d’Edwin Crossley-Mercer qui manque singulièrement de morgue et de mordant, la distribution est remarquable. Stéphanie d’Oustrac nous donne une Carmen sensuelle mais également très subtile, déployant son riche mezzo sans en faire jamais trop. Attilio Glaser est à ses côtés un Don José alliant une saine et franche vocalité à un talent d’acteur qui le fait passer du Monsieur déprimé à un Don José écorché vif.

<i>Carmen</i> à La Monnaie &copy; Bernd Uhlig
Carmen à La Monnaie
© Bernd Uhlig

À mille lieues du cliché de la petite paysanne timide, Anne-Catherine Gillet offre une Micaëla forte et assertive. Pierre Doyen et Christian Helmer sont de superbes Moralès et Zuniga, alors que la Mercédès de Claire Péron et la Frasquita de Louise Foor sont irréprochables. Fortement sollicités sur le plan vocal et théâtral, les chœurs de La Monnaie, parfaitement préparés par Emmanuel Trenque, livrent une prestation de très grande classe.

Enfin, les plus grands éloges doivent aller à la direction de Nathalie Stutzmann qui opte pour une approche à la fois chaleureuse et analytique. D'une baguette qui n’a rien de clinique et qui fait inexorablement avancer le drame, elle réussit non seulement à parfaitement soutenir les chanteurs mais aussi à faire entendre tous les sortilèges de l’orchestration de Bizet, aidée par un orchestre en forme olympique.

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