Passée la majestueuse introduction du Concerto pour violoncelle d’Antonín Dvořák, ses multiples climats comme autant de sentiments, ses contrastes et ses tumultes, le Czech Philharmonic cesse un temps ses remous et s’efface devant la solennelle entrée du soliste. À en juger par l’énergie virile avec laquelle Pablo Ferrández empoigne son instrument et saisit ses premières notes, pas de doute possible : ce concerto sera franc, intense et entier ou ne sera pas. À son aise dans le rôle de leader, capable d’entraîner derrière lui Semyon Bychkov et ses troupes, l’Espagnol sait tout aussi bien se glisser dans la masse que se laisser guider par les multiples prises de parole émanant de l’orchestre – en résultent quelques superbes duos, notamment avec le premier violon de Jan Mráček. Conjuguant ainsi la qualité de l’écoute chambriste à l’autorité de son rôle de soliste, Pablo Ferrández place le dialogue au plus haut niveau et en fait le moteur en perpétuel mouvement de son interprétation.

Semyon Bychkov et le Czech Philharmonic à la Philharmonie de Paris (en 2022/2023) © Ava du Parc
Semyon Bychkov et le Czech Philharmonic à la Philharmonie de Paris (en 2022/2023)
© Ava du Parc

C’est que le musicien exploite ce soir tout ce que son violoncelle peut fournir d’expressions, et avec le Stradivarius « Archinto » de 1689 c’est peu dire que la palette est immense : à la fois sonore et puissant, riche en timbres et en couleurs, l’instrument semble développer l’essentiel de son potentiel sous l’archet habile de son maître. Tout juste pourrait-on regretter que Pablo Ferrández, toujours dans le spectre élégant du beau son, n’exploite pas davantage les quelques rudesses sonores que son violoncelle garde en réserve pour apporter davantage de rusticité à cette œuvre empreinte de nostalgie bohémienne. De même, si son vibrato très ostentatoire et ses intentions démonstratives font mouche dans certaines parties du finale, le soliste gagnerait certainement à montrer une sensibilité plus contenue et concentrée dans l’Adagio, qui frôle parfois le sirupeux, ainsi que dans un Allegro dont la tension par moments se délite.

À l’image du superbe solo de cor qui apparaissait, expressif à souhait mais sans la moindre vulgarité, en introduction du Concerto sous les doigts de Jan Vobořil, les forces du Czech Philharmonic donnent à entendre toute l’étendue de leurs qualités au public de la Philharmonie de Paris. Il faut dire que pour cette courte résidence porte de Pantin, les hôtes du Rudolfinum de Prague ont décidé de mettre à l’honneur leur compositeur maison le plus emblématique et dont ils sont les naturels ambassadeurs. Aussi, après le célèbre concerto de Dvořák, c’est à sa non moins fameuse Huitième Symphonie que les musiciens font un sort.

Œuvre étrange pourtant que cette Huitième : avec ses atmosphère contrastées voire antagonistes, ses thèmes semés à l’envi, ses mélodies désinvoltes et un brin triviales, elle donne à l’auditeur l'impression de ne jamais savoir trop sur quel pied danser. Or c’est peut-être là que réside l'intérêt de cette partition, dans la danse coûte que coûte. C’est en tout cas le parti pris ce soir par Semyon Bychkov qui certes soigne ses transitions, mais qui surtout assume entièrement le festival mélodique et sonore que constitue cette symphonie.

Cette conviction de la direction, ostensiblement partagée par les musiciens, est contagieuse. Comme s’ils s’enivraient de leur propre musique, se grisaient de leur propre liesse, les membres de la phalange tchèque montrent un ensemble admirable de cohésion et de panache, de complicité et de ferveur, à l’instar de ces grandes mélopées de cordes dans l’Andante, de ces sérénades de la petite harmonie dans l’Adagio, de ces cuivres pas belliqueux pour un sou, emportant l’auditeur aux confins enchanteurs de la Bohême. Car si ce soir quelques parentés slaves se dessinent çà et là entre Dvořák et son ami Tchaïkovski, c’est vers ce sens du chant si typique de la Mitteleuropa que se tourne résolument l'orchestre, avec une fraîcheur et une joie si communicatives qu'elles font passer au second plan la précision pas toujours chirurgicale des interprètes. Cette vision hédoniste de Bychkov, favorisant une lecture au premier degré de l’œuvre, n’aura peut-être pas semblé d’une grande profondeur narrative ; mais au bout du compte, on apprécie les dosages et la sagesse des musiciens qui auront su partager toute la poésie contenue dans cette irrésistible symphonie, débarrassée ce soir de tout le clinquant et le tapage qui la desservent parfois.

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