Quelques jours après les Dialogues des Carmélites au Théâtre des Champs-Élysées, Paris s'apprête à nouveau à évoquer une martyre devenue légende avec le plus si rare oratorio d'Arthur Honegger Jeanne d'Arc au bûcher, fascinant par l'avant-gardisme et l'ambition de son orchestration. Car il faut bien dire que pour sublimer le livret de Paul Claudel, le compositeur suisse a mis les bouchées doubles : saxophones, célesta, clarinettes piccolo, et les fameuses ondes Martenot viennent habilement colorer les onze scènes de l'oratorio d'une couche de dramatisme supplémentaire.

Pour piloter ce vaisseau amiral dans la grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie, Alain Altinoglu met toute sa sagacité de chef de fosse au service de l'Orchestre Symphonique de la Radio de Francfort, dont il est chef permanent depuis 2021. La phalange figure parmi les plus impressionnantes d'Allemagne : si elle n'a pas la profondeur caverneuse des Münchner Philharmoniker ou l'intensité pétaradante du Gewandhausorchester, son discours est clair comme de l'eau de roche. L'orchestre se rapproche en cela du Concertgebouw d'Amsterdam ou du Philharmonique de Strasbourg qui ont cette même qualité, ce qui nous aide un peu plus à comprendre l'ADN d'une région musicale à la croisée des frontières et des traditions artistiques.
Alain Altinoglu joue la mesure. Ses gestes sont amples mais toujours contenus, propulsant l'orchestre vers de nouveaux horizons de clarté, et assurant aux chanteurs et aux comédiens une qualité de diction qui met en valeur le caractère dramatique de l'ouvrage. Il faut une science et une belle compréhension de cette musique jusqu'au-boutiste pour comprendre qu'une surenchère énergique n'est pas utile, tant les climax ont été pensés d'abord comme une densification de la masse orchestrale. Derrière l'orchestre, le Wiener Singverein et le Chœur d'enfants de l'Orchestre de Paris sont impeccables, se révélant des ensembles de grande précision aux interventions solistes toujours remarquables.
La masse sonore constitue un écrin de choix pour le livret de Claudel. Il faut saluer l'équipe technique de la Philharmonie, qui réalise un très beau travail d'amplification des voix des comédiens, les nourrissant d'une réverbération rappelant les acoustiques des églises, mais sans en brouiller la précision, ajoutant à la mystique de l'œuvre.
En haut de l'affiche des comédiens, le nom de Marion Cotillard a visiblement attiré les foules. Après Ida Rubinstein ou Ingrid Bergman, c'est elle qui reprend le rôle de Jeanne. Familière du rôle, la comédienne brille par son incarnation hallucinée, perdant son regard dans les profondeurs de la salle, comme fascinée par une émanation mystique qu'elle est la seule à percevoir. En termes de placement de la voix et d'énonciation, on manque cependant parfois de précision. Malgré la sonorisation, certaines syllabes et consonnes se perdent dans la salle.
Pour ce qui est du reste du casting, Éric Génovèse (Frère Dominique) est impérial : présence scénique ébouriffante, juste poids donné à chaque mot, c'est un régal de l'entendre et de l'observer. Ilse Eerens campe une Vierge radieuse et triomphante, par son timbre solaire et son vibrato électrique. Mention spéciale à Benjamin Gazzeri et Jean-Baptiste Le Vaillant, les deux narrateurs, qui montrent à chaque instant ce talent si spécifique aux comédiens de capter l'énergie du public, comme si une aura émanait d'eux. Un phénomène à l'image de la soirée, dont le succès tient moins à l'emphase des effets orchestraux qu'aux subtiles et invisibles, mais pourtant bien palpables émanations de chacun des orfèvres de cette belle soirée.