Tandis que bon nombre de salles de concert sacrifient l’originalité des programmations à une consensualité de mise, c’est un programme tout aussi singulier qu’attrayant que nous propose le pianiste belge Julien Libeer dans ce récital à la Salle Cortot : le Nocturne en fa dièse mineur de Dinu Lipatti, Le Tombeau de Couperin de Ravel, puis en seconde partie la Sonate pour piano op.1 de Berg avant de finir avec les 5 Klavierstücke op.3 de Richard Strauss. Quel plaisir de sortir des sentiers battus pour en emprunter d’autres, moins fréquentés, et pourtant tellement fertiles à l’imagination. Que le pianiste en soit remercié, et le courage des organisateurs — l’Association des « Amis de Marie-Laure » — salué.
Si le public parisien a déjà pu découvrir en Julien Libeer le chambriste hors pair dont le duo qu’il forme avec le violoniste Lorenzo Gatto a obtenu un Diapason d’Or en 2016, ce récital à la Salle Cortot nous le fait redécouvrir sous un éclairage plus personnel. Cheveux blonds frisés, traits séraphiques et altiers, il impressionne par son allure de Phébus, magnétique et princière, dont la noblesse n’a d’égal que la sérénité émanant de son jeu. Chez lui nulle simagrée de nuance, nulle coquetterie de phrasé. Rien ne semble être de l’ordre de l’artifice, il n’en a guère besoin. Lorsque la fluidité du discours s’allie ainsi à la clarté des intentions et à l’intelligibilité didactique, ce n’est jamais au dépend de la richesse d’invention qui revêt une immanence singulière : naturelle, s’intégrant au phrasé, se développant au fil des notes.
Le Nocturne de Dinu Lipatti est parfait en début de concert pour plonger l’auditoire dans un état d’écoute recueillie presque hypnotique. Cette courte pièce, dédiée à Clara Haskil, est empreinte d’une quiétude mélancolique d’une simplicité trompeuse. Le pianiste en saisit toute la profonde solennité par une égalité rythmique exemplaire au sein de laquelle la différentiation des plans sonores est remarquable : il nous rend attentifs à la moindre inflexion, nous fait goûter aux méandres d’une mélodie immuable, nous enveloppe littéralement dans le charme trouble des harmonies.
Le Tombeau de Couperin est cet hommage à la musique française du 18ème siècle, composé par Ravel en 1917 en pleine guerre alors que le compositeur était malade et démobilisé, chaque pièce de cette suite rendant hommage à un ami tombé au front. Ici l’esprit reste fidèle à Ravel, à son élégance, à sa pureté, à sa lumière. Les intentions musicales prennent sens, mais néanmoins le toucher pèche de temps à autre par une certaine lourdeur. La Forlane est bien en chair dans toute sa dignité, nous aurions aimé l’entendre plus suggestive, plus évanescente, tandis que dans le Rigaudon une trop grande inertie laisse malheureusement peu de place à l’espièglerie et à la malice d’une telle danse. Saluons tout de même le phrasé scrupuleux de la Fugue à l’étonnante lisibilité, ou bien le Menuet dont la chaste pudeur dévoile d’admirables contre-chants. La Toccata quant à elle est superbe par son entêtement fougueux et igné, grisante par sa frénésie contagieuse.
Après un court entracte voici venu le tour de la Sonate pour piano de Berg, composée pour sa « thèse de fin d’étude » par un jeune homme d’alors 24 ans étudiant la composition avec Schoenberg. Rarement l’on aura entendu cette pièce avec une telle clarté, une telle limpidité. On y perd sans doute l’aspect névrotique et compulsif que d’autres lui prêtent, l’hystérie y est très contrôlée, mais à coup sûr on y gagne un lyrisme et un sentiment de plénitude qui éclairent cette œuvre d’une lumière neuve et passionnante. Cette volonté lyrique s’affirmera dès le motif initial, et irriguera la suite tout au long de ces errances tonales. Les affres acquièrent une expression noble, les gouffres sont moins sombres mais non moins profonds. Bravo !
Les 5 Klavierstücke op.3 de Richard Strauss, rarement jouées, sont écrites par Strauss à 16 ans, âge auquel le pianiste lui-même les a travaillées. La poésie de certains passages (Andante) a quelque chose de l’Album für die Jugend de Schumann. Ici, le pianiste déroule un toucher plus alerte que dans le Ravel, se fait poète, attentif à la conduite mélodique, et transmet à merveille les différents climats, tour à tour conquérant (Allegro Vivace Scherzando), rêveur nostalgique (Largo), ou empreint d’une sincère humilité (Allegro Molto). Quoi de plus gratifiant pour un artiste que l’enthousiasme du public lors des applaudissements ? Face à celui-ci Julien Libeer nous offre trois bis, lui dont la générosité semble se déployer selon le même naturel que sa musique : l’Allemande de la Suite Française n°5 de Bach, la Boîte à Musique de Pierre Sancan qui captive par son charme désuet, avant de finir avec la première des Trois Chansons folkloriques hongroises du district de Csík de Béla Bartok.