Par son esprit, ses multiples changements de métrique, son orchestration opulente et foisonnante, la Sixième Symphonie de Prokofiev n’a, de toute évidence, rien d’une sinécure pour un chef d’orchestre, a fortiori lorsque celui-ci est plus réputé pour manier l’archet que la baguette. Yehudi Menuhin, Jean-Jacques Kantorow, Renaud Capuçon plus récemment : ils sont quelques violonistes déjà à avoir cédé à l’appel du podium… avec plus ou moins de réussite. Alors, Leonidas Kavakos a beau s'y confronter depuis quelques années, cette Sixième reste un beau défi…

Leonidas Kavakos et Antoine Tamestit à Radio France © Christophe Abramowitz / Radio France
Leonidas Kavakos et Antoine Tamestit à Radio France
© Christophe Abramowitz / Radio France

Kavakos n’empoigne pas l’Allegro initial par son versant le plus implacable, celui qui prend à la gorge dès la première sonnerie des cuivres : il fait naître un climat quasi mahlérien d’attente anxieuse et avance dans les premières mesures à pas feutrés. Alors qu’il attendait un rouleau compresseur qui tarde à se manifester, l’auditeur se retrouve cependant englué malgré lui, peu à peu pétrifié par les harmonies délétères, suffocantes et morbides de cette partition composée au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Ce qui pouvait passer pour une forme d’attentisme ou de lourdeur par excès de contrebasses se révèle finalement un bel arc dramatique, une construction narrative rondement menée par le chef.

Tandis que les cordes de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, jouant avec le strict minimum de vibrato, tuent dans l’œuf le plus petit embryon de lyrisme, les cuivres soufflent quant à eux un vent glacial dans l’Auditorium de la Maison de la radio. De chaque note, Kavakos fait jaillir l’essence la plus noire et, immanquablement, se présente à l’esprit quelque paysage désolé de Sibérie ou de Stalingrad en son hiver 1943, quelque cliquetis des armes ou des bottes sur le béton. D’ailleurs, le délabrement initial laisse place à l’inexorable marche du premier mouvement, qui s'avance ce soir dans ce qu’elle a de plus mécanique, métronomique et martial – quitte à rendre accessoire certaines mélopées des violoncelles, au contraire des sirènes lancinantes des cors. Manifestement sensible à la carrure virile de ces mesures, Kavakos maintient à son faîte une tension qu’il ne relâchera pas, faisant de cette marche un moment aussi étouffant que fascinant.

Si ce parti pris quelque peu univoque fonctionne à merveille dans l’Allegro, le Largo suivant manque quant à lui de profondeur. Comme embarrassé par les larges motifs mélodiques des cordes, et ne sachant trop s’il doit les faire chanter ou réciter, Kavakos peine à trouver cette double teinte de lyrisme et d’angoisse, cette substance ambiguë et mélancolique – ce soir d’une sécheresse uniforme. Par absence de transparence, d’étagement des plans sonores et d’exposition des contrechants, l’équivoque manquera également au Vivace final. L’ensemble, rendu décousu par un bras droit difficile à suivre (Kavakos dirige sans baguette !), se laisse finalement aller à de violents et inutiles déchaînements orchestraux. Heureusement, le chef peut compter sur les pupitres attentifs et investis du Philhar’ qui auront permis à cette Sixième d’arriver à bon port malgré ces quelques eaux troubles.

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Leonidas Kavakos, Antoine Tamestit et l'Orchestre Philharmonique de Radio France
© Christophe Abramowitz / Radio France

Difficile d’imaginer qu’avant l'entracte s’élevait la noble et légère Symphonie concertante de Mozart, sous les archets complices de Kavakos et d’Antoine Tamestit. Sur la même longueur d’onde dans l’Allegro, le violon du premier et l’alto du second promènent l’auditeur sur un chemin de grâce où chacun parvient à dire le plus d’émotion avec le moins d’artifice – admirons quelle justesse trouve Tamestit dans la moindre intonation, la moindre inflexion du bras. En résulte une interprétation de la plus touchante simplicité, une atmosphère de verdeur et d’insouciance sans sophistication inutile.

Le dialogue est d’autant plus touchant qu’il se transforme tantôt en trio, tantôt en quatuor selon que le hautbois ou le cor se mêle à la conversation des deux solistes. Si leurs différentes sensibilités – lyrique chez Tamestit, plus prosaïque chez Kavakos – se remarquent dans l’Andante, celles-ci ne divergent pas, ne tirent pas le propos en sens opposés : mus par une profonde estime, une écoute mutuelle et une complicité de chaque instant, les deux virtuoses en profitent pour enrichir leurs échanges. Archet dans une main et violon dans l’autre, Kavakos mène avec entrain l’effectif mozartien du Philhar’ dans le pétillant Presto et ne limite pas les musiciens à la figuration ; il les invite au contraire à prendre place au banquet et à participer à l’émulation collective qui aura animé cette première partie, de la première à la dernière note.

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