C’est une riche soirée dédiée aux duos qui est programmée ce lundi au Festival de La Roque d’Anthéron. Récital à quatre mains pour Pavel Kolesnikov et Samson Tsoy à 18h, à deux pianos pour Lukas Geniušas et Anna Geniushene trois heures plus tard. Un hommage à Rachmaninov, mais aussi la création française d’une pièce de Leonid Desyatnikov… non assurée par Lukas Geniušas, pour une fois ! Le commis d’office (d’exception) en alternance avec Alexey Goribol pour les créations du compositeur russe cède sa place à Kolesnikov et Tsoy. Il est plaisant de voir l’héritage de Desyatnikov partagé en France non pas par un interprète unique, mais bien par les quatre présents ce soir, tous issus de la même institution : le Conservatoire Tchaïkovski de Moscou.

Pavel Kolesnikov et Samson Tsoy © Valentine Chauvin
Pavel Kolesnikov et Samson Tsoy
© Valentine Chauvin

Cette pièce, intitulée Trompe l'œil, a été composée pour faire écho à la Fantaisie en fa mineur D.940 de Schubert, et est donnée ce jour en prélude à cette dernière. Dès que Kolesnikov et Tsoy nous livrent l’énoncé mythique revu par Desyatnikov, l'œuvre de Schubert nous apparaît brisée, mise à nue. Ce qu’il nous reste, c’est une machinerie laissée à l’abandon, dont les entrechoquements métalliques prennent le pas sur la musique de Schubert. Difficile de percer entièrement les significations d’une œuvre ouverte à l’interprétation : échos d’une musique que l’on a laissé s’atrophier ? Plus simplement, le frère maléfique de la D.940 ? Son arrière-monde chaotique ?

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Samson Tsoy et Pavel Kolesnikov
© Valentin Chauvin

« J’ai le besoin d’exproprier la musique d’autres, de faire mienne la musique d’un autre compositeur », admet Desyatnikov. En effet, avec Trompe l’œil, nous sommes bien dans l’univers du Russe. Kolesnikov et Tsoy nous font parfaitement entendre le charme de son écriture, par un lissage des enjeux et le refus d’accentuer le côté percussif de la partition. Ce charme est celui d’une nostalgie, les réminiscences d’un monde passé, matérialisé par ces thèmes issus de la Fantaisie qui émergent sans jamais pouvoir s’imposer.

C’est une Fantaisie en fa mineur de très bonne facture que nous donnent ensuite les deux pianistes, pour un public amassé sur la gauche de la tribune de l’Auditorium du Parc. Pour voir les mains des musiciens ? Non, pour avoir un peu d’ombre. L’occasion d’entendre la sonorité lumineuse de Samson Tsoy, qui semble partager avec Pavel Kolesnikov un lyrisme tranquille, un chant naturel et calme.

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Pavel Kolesnikov et Samson Tsoy
© Valentin Chauvin

Et maintenant, le clou du spectacle : le programme Rachmaninov de Lukas Geniušas et Anna Geniushene ! Dans la réduction de Rachmaninov du ballet La Belle au bois dormant de Tchaïkovski, Geniušas occupe la partie basse et offre un orchestre splendidement tenu à Anna Geniushene. Un cocon idéal, dense et concentré. La pianiste dépasse la bonne impression qu’elle nous avait laissée dans Brahms et Prokofiev la saison dernière dans l’Auditorium Marcel Pagnol. Comme cela sonne large, grand et beau sous la conque acoustique du Parc de Florans, où un piano d’une telle envergure peut s’exprimer pleinement !

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Lukas Geniušas et Anna Geniushene
© Valentine Chauvin

Tâchons de résumer les moments de sidération totale que Geniušas et Geniushene nous offrent lors de la suite du programme. Dans la Suite op. 5 de Rachmaninov (bijou absolu !), leur conduite des phrases et le poids qu'ils accordent à chaque note font chanter chaque mesure dans le registre aigu du premier mouvement. Il y aurait ensuite beaucoup à dire sur les progressions d’accords de Geniušas qui ouvrent le deuxième mouvement. Sur ce piano qui nous émeut avec presque rien : une densité de son, une décontraction, une dynamique pleine de classe. On est impressionné par la suite du mouvement, par les trilles et les traits aigus qui sont projetés de façon irréelle par les deux pianistes. Ces saillies illuminent le discours. Plus que « La nuit … L’amour », c’est l’éveil de la nature que l’on entend, les traits de flûtes d'un lever du jour ravélien.

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Lukas Geniušas et Anna Geniushene
© Valentine Chauvin

Dans les Danses symphoniques, le solo du saxophone est joué admirablement par Anna Geniushene, comme toutes les émotions introspectives de Rachmaninov devraient être jouées : simplement, sans artifices, avec pudeur. Pendant ce temps, Geniušas contemple sûrement l’océan de notes qu’ils laissent derrière eux, et ce terrible finale qu’il reste à jouer… quel calvaire ! En direct sur France Musique, en plus ! Il y a bien ce petit thème qui vient, juste après la drôle de valse du deuxième mouvement – presque un répit. Vu qu'il n'y a besoin que de la main droite, la gauche soutiendra une tête bien fatiguée, le coude sur le piano. Geniušas joue ce thème, oui, mais alors avec le plus grand détachement du monde. Une nonchalance, une toute petite pointe d’espièglerie, un peu de sensualité, mine de rien… et voilà, un autre moment splendide ! Le thème d’un dandy divinement lassé, d’une classe informelle à la Pletnev. 

Passons sur les transitions parfaites, sur l’engagement total du finale, sur les basses monumentales qui posent les fondations d’une interprétation marquante. En ultime bis, Geniušas et Geniushene nous donnent un peu de leur Desyatnikov (Homesickness), comme Lugansky et Rudenko pouvaient nous donner un peu de leur Kapustin. Souhaitons au duo de continuer à arpenter le chemin si bien pavé par leurs illustres aînés.

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