Auf wiedersehen culottes courtes et lederhose, edelweiss aux boutonnières et Fledermaus, bienvenue à Pincornet-les-Bœufs pour une Chauve-souris du terroir : en conclusion de sa saison anniversaire, l’Opéra centenaire de Lille expatrie le célèbre volatile de Johann Strauss fils. Ou plutôt le rapatrie, car si l’opérette trouve sa source originelle dans une pièce de Roderich Benedix, c’est bien l’adaptation en français de cette dernière par Henri Meilhac et Ludovic Halévy qui a inspiré à leur tour les librettistes de Strauss. Rien d’incongru donc à ce qu’Eisenstein redevienne Gaillardin et Rosalinda Caroline, d’autant qu’Agathe Mélinand (qui s'appuie sur le précédent travail de Moshe Leiser et Patrice Caurier) en profite pour traduire et repenser l’entièreté du texte pour en offrir une véritable adaptation française.

Censée remédier aux lacunes comiques d’un surtitrage littéral, ladite traduction, bien qu’inventive, se révèle hélas pénible par un usage systématique de la rime – plate ou croisée – qui ôte aux airs toute leur spontanéité. On aurait rêvé d'associations plus naturelles que « Café noir amer sans crème » et « Mari qui m’aime », ou « Briser ses molaires » / « Je voudrais le faire »… Empêtrée dans ce canevas, la copie échoue à transmettre la truculence de l’original. De la même manière, une incompréhension demeure concernant les formules en français qui apportaient ce faux-chic au livret allemand : les « Merci » d’origine se transforment naturellement en « Thank you », mais on aurait attendu la même opération à propos du saugrenu « Chacun a son goût » d’Orlofsky ; une rupture linguistique aurait évité un malaise palpable et plusieurs fois répété.
Avec sa mise en scène astucieuse, Laurent Pelly signe une Chauve-souris certes plus familiale et tous publics que mordante et caustique, mais d’une fibre boulevardière assumée et aboutie. Mari bravache, femme légère, amant sous le lit et bonne revêche, tous les ingrédients d’un bon vaudeville sont réunis dès le premier acte. Les portes et les trappes dérobées claquent avec précision, les déplacements sont réglés comme du papier à musique et la gestion des masses, essentielle lorsque les chœurs investissent le palais du prince Orlofsky à l’acte II, est limpide.
Quant à la scénographie savamment dosée, elle met le beau monde de Pincornet-les-Bœufs en boîte. Tracé sans niveau ni équerre, ce décor oblique se plie et se déplie en fonction des circonstances, sans tomber dans la manie obsessionnelle. Légèrement surélevé sur le praticable, l’enclos souligne en outre la double déconnexion qui se joue : celle de cette société des apparences vis-à-vis du réel, mais aussi celle de Gaillardin, bourgeois simulant la noblesse et qui se fera humilier par sa propre bonne.
Revers de la médaille, la boîte en lévitation laisse aussi le spectateur sur la touche, si bien que ce dernier restera extérieur aux griseries de cette fête qui ne touche plus terre. En outre, Laurent Pelly n’évitera pas quelques lourdeurs, à l’instar de cet interminable début de troisième acte, ou des chorégraphies plus qu’embarrassantes du deuxième.
Heureusement, la distribution tient la baraque par son investissement de chaque instant. Et comme souvent dans les vaudevilles, c’est bien la bonne qui cueille les lauriers. Succès mérité pour celle de Marie-Ève Munger, qui ajoute à son soprano timbré de vrais talents de comédienne, enlevant avec une délicieuse espièglerie son « Mon cher marquis ». Dans les seconds rôles, Franck Leguérinel marque également par son Tourillon haut en couleurs, copain comme cochon avec celui qu’il est censé avoir écroué. Pour lui donner la réplique dans leurs duos explosifs, le Gaillardin de Guillaume Andrieux fait valoir quant à lui une belle agilité et une sacrée expressivité ; dommage que son ténor se fasse si souvent déborder par l’orchestre. De même, si le machiavélique Duparquet de Christophe Gay est vocalement pâlot, la présence scénique est, elle, bien au rendez-vous. En manque de souplesse comme d’énergie, ne parvenant que difficilement au bout de sa csárdás, Camille Schnoor est obligée de forcer les traits de sa Caroline, qui en devient plus caricaturale que comique. Enfin, campant un prince farfelu sans être véritablement déjanté, Héloïse Mas laissera néanmoins le souvenir d’un mezzo riche et fringant, idéal pour lancer l’air du champagne.
Dans la fosse, Johanna Malangré fait de son mieux pour insuffler l’esprit de la fête et du théâtre, cette singulière conjugaison de raffinement, de souplesse et de nervosité typiquement viennoise. L’Orchestre de Picardie restera toutefois trop épais et uniforme pour apporter ce brin de folie qui sied si bien au roi de la valse. La musique n’imprime pas l’auditeur, qui repartira sans siffloter.
Le déplacement d'Erwan a été pris en charge par l'Opéra de Lille.