Dès l'entrée à l'Opéra-Comique, on est fixé : ce Domino noir ne va pas engendrer la mélancolie. Le personnel d'accueil est coiffé de cornettes de bonnes sœurs ! Louis Langrée a choisi cet ouvrage « léger, brillant, gai, souvent plein de saillies piquantes et de coquettes intentions », selon les mots même de Berlioz, pour ouvrir sa troisième saison à la tête de l'institution lyrique, en reprenant une production de 2018 unanimement saluée par la critique et le public. Allait-on retrouver la même excitation, le même bonheur pour un spectacle qui nous avait naguère enchanté, tant une prestation musicale proche de l'idéal que pour la mise en scène, déjantée mais jamais hors-sujet – ah, cette scène finale digne des Branquignols, où l'on voit des nonnes en dessous affriolants sonner les cloches du couvent ! – de Christian Hecq et Valérie Lesort ?

Rappelons l'histoire : juste avant de devenir abbesse, la nièce de la reine d’Espagne (Angèle de Olivares) quitte le couvent incognito pour profiter une dernière fois du bal de Noël. Mais après la fête, elle ne peut plus rentrer, trouvant porte close. Elle va devoir, au cours d’une folle nuit, changer plusieurs fois d’identité, de plan… et pour finir, de vocation, le plus souvent revêtue de ce fameux domino noir (un long manteau à capuche), poursuivie tout du long par les assauts d'un amoureux transi (Horace de Massarena).
Le premier acte – le bal masqué chez la reine d'Espagne, la nuit de Noël – met en place les protagonistes et les ressorts d'une version revisitée de Cendrillon (Nouvelle Cendrillon était d'ailleurs le titre du premier livret). Angèle et son amie Brigitte échangent leurs confidences sous le regard d'un gandin faussement endormi, le fameux Horace qui ne se remet pas de s'être épris, un an plus tôt, d'une belle inconnue. Anne-Catherine Gillet dont la voix paraît de prime abord épaissie va camper son personnage d'Angèle avec un abattage, une qualité de diction, une virtuosité vocale où elle est aujourd'hui sans rivale, d'autant qu'elle tient la scène de façon quasi ininterrompue tout au long des trois actes – à l'inverse de Brigitte, la délicieuse Victoire Bunel qui n'a que peu d'occasions de faire briller son talent.
En revanche, impossible de manquer Cyrille Dubois, qui incarnait déjà l'amoureux transi il y a six ans, à l'époque avec une ligne de chant, un timbre de ténor léger qui convenaient idéalement au rôle ; aujourd'hui la voix comme le jeu semblent forcés. C'est au contraire un Léo Vermot-Desroches tout en nuances qui prête son beau ténor à l'ami d'Horace, Don Juliano. Ce dernier fête le réveillon chez lui au deuxième acte. On y retrouve sa bonne, Jacinthe (la pétulante Marie Lenormand), et l'amant de celle-ci, le concierge du couvent (le sépulcral Jean Fernand Setti). La musique d'Auber est un feu d'artifice, entre espagnolades endiablées, chansons à boire à réveiller les morts et réparties crépitantes. Le troisième acte au couvent est un festival de drôlerie : il faut avoir vu danser les nonnes en cornette, les statues et les gargouilles prendre forme humaine, sans parler des carillonneuses accrochées à leurs cloches. On connaît d'avance le dénouement, et c'est à nouveau Anne-Catherine Gillet qui va emporter la mise dans un finale étourdissant.
Soulignant la valeur qu'il attache à l'œuvre d'Auber, c'est Louis Langrée lui-même qui descend dans la fosse – là où l'avait précédé le regretté Patrick Davin disparu en 2020 – à la tête de l'Orchestre de chambre de Paris qui remplace l'Orchestre Philharmonique de Radio France. Autre changement notable : le chœur Les Éléments de Joel Suhubiette a pris le relais d'accentus. Hommes et femmes du chœur, fréquemment sollicités séparément, plus rarement ensemble, s'y montreront au-dessus de tout éloge.
Comme il l'avait déjà démontré dans Le Comte Ory, Louis Langrée traite cette musique réputée « légère » avec tout le soin qu'il mettrait à un grand Mozart, un sens aigu des couleurs et des atmosphères. Dès l'ouverture, le chef confère à la partition une distinction et une allure qui, loin de brider la folie, le comique, voire l'absurde des situations, leur donnent au contraire un relief saisissant. En ce soir de première, on admire la précision et la justesse certes un peu corsetées des musiciens de l'Orchestre de chambre de Paris, des bois en particulier. Les réglages fosse-scène sont millimétrés, on ne perdra pas un trait, pas un mot d'une partition souvent virtuose. Les prochaines représentations devraient débrider un peu les troupes.