Alors que l’Orchestre Symphonique de la Monnaie au grand complet est déjà rassemblé sur le plateau de la grande salle Henry Le Bœuf du Palais des Beaux-Arts et qu’on n’attend plus que l’arrivée du chef d’orchestre, arrive sur la scène Peter de Caluwe, tout de noir vêtu et visiblement ému, qui annonce dans un discours sobre et touchant le décès survenu la veille à Pékin de Pierre Audi. C’est à juste titre qu’il rend hommage au metteur en scène franco-libanais avec qui il travailla 16 ans au Nederlandse Opera d’Amsterdam et qui signa ensuite pas moins de 7 spectacles durant les près de 20 ans de mandat de Peter de Caluwe à la tête de La Monnaie, dont un miraculeux sauvetage in extremis de Siegfried et du Crépuscule des dieux, menant ainsi à bien un Ring en déshérence après la défection de Romeo Castellucci.

Après ce moment d’émotion, Alain Altinoglu prend place au podium pour conduire sa formation dans cette œuvre-monde démesurée qu'est la Troisième Symphonie de Mahler. Et dès l’entrée solennelle des huit cors dans le premier mouvement plus long qu’aucune symphonie de Mozart, on est pris par l’intensité et le mystère de la musique et cet art qu’a le chef de maintenir sans cesse la tension sans jamais écraser le discours musical.
Pouvant compter sur un orchestre d’une tenue exceptionnelle à tous les pupitres (cordes souples et disciplinées, cuivres assurés et nobles, bois plein de caractère, percussions mordantes), c’est peu dire qu’Altinoglu a la mesure de cette musique. Tout au long de cette œuvre hors du commun, il guide avec une idéale sûreté ses musiciens. Le chef donne de cette immense ode à la nature, à la vie même, une interprétation remarquablement équilibrée et invariablement juste dans cette façon de laisser parler la musique sans jamais vouloir indûment se mettre en valeur.
Sans se départir à aucun moment d’un parfait naturel et d’une stupéfiante aisance dans cette musique faite de collages et d'inattendues ruptures de ton, Alain Altinoglu réussit à garantir l’unité d’un discours qui est toujours au risque du morcellement. Après ce fabuleux premier mouvement, on n’est guère étonné d’entendre le public justement ébahi applaudir.
La deuxième partie de la symphonie s’ouvre sur un menuet où Mahler semble par moments se souvenir de Haydn, avec ces cordes charmeuses et ces bois joliment rustiques – bravo au hautbois délicieusement impertinent de Luk Nielandt, et à la clarinette exquisement volubile de Lydia Rossignol ! Heureusement, le chef évite de souligner le trait dans l’innocence comme dans l’ironie. Et tout chante à tout moment, à commencer par les fines interventions de la Konzertmeisterin Saténik Khourdoïan.
Saluons également les solos de Rudy Moercant, qui interprète depuis les coulisses l'exigeant solo de cor de postillon du troisième mouvement avec beaucoup de poésie et d’aplomb, et de la sensible et frémissante Nora Gubisch dans le poignant quatrième mouvement, ce lied sur un profond texte de Nietzsche qui invite à saisir, plus que la souffrance du monde, sa joie « qui désire l’éternité ». Le mouvement suivant apporte un bienvenu moment de détente et de fraîcheur avec l’intervention d’un angélique chœur d’enfants, avant que le chœur de femmes et la soliste n'adoptent un ton plus sérieux quand le texte évoque un Saint-Pierre confessant ses péchés à un Christ tout de bonté.
Mais le plus beau moment de cette interprétation est sans conteste le finale. Les cordes d’une belle profondeur introduisent admirablement ce mouvement avant d’être rejointes par un splendide pupitre de cors puis par la petite harmonie. On sait gré au chef d’atteindre ici à une profondeur sans emphase où l’émotion n’est pas greffée sur la musique mais en émane naturellement, avant que l’œuvre ne se termine sur une apothéose : c’est le cosmos même qui nous happe alors que la sérénité si chèrement acquise est rythmée par les interventions altières des deux timbaliers. Après ces près de cent minutes de musique, on ne peut que se dire que, oui, la beauté peut être de ce monde.