La foule est inhabituellement dense dans le hall du Théâtre des Champs-Élysées, même pour un concert des Wiener Philharmoniker. La salle est pleine jusqu'au dernier strapontin. Le programme est certes tout confort, associant Troisième Concerto pour violon de Mozart et Neuvième Symphonie de Bruckner.

Lorsque Pinchas Zukerman, 76 ans, démarche empâtée mais encore belle allure, pénètre sur la scène, suivi par la frêle et mince silhouette de Zubin Mehta, 88 ans, qui avance à petits pas précautionneux, on est envahi d'une émotion qui balaie toute ironie (on aurait pu être tenté d'intituler cet article « avec nos meilleurs vieux » en ce début d'année nouvelle !). Le contraste est d'autant plus vif que les Wiener Philharmoniker ce soir affichent une jeunesse conquérante dans tous les pupitres, à commencer par le nouveau Konzertmeister de la phalange, Yamen Saadi.
On a en l'occurrence rendez-vous avec la nostalgie ou les souvenirs, ce qui revient au même. En 1964, un tout jeune chef d'origine indienne, formé à Vienne, Zubin Mehta, enregistrait son premier disque pour Decca : la Neuvième Symphonie de Bruckner, avec les Wiener Philharmoniker. C'est avec ce disque qu'on a découvert l'œuvre. Soixante ans plus tard, on retrouve le même chef et le même orchestre dans la même œuvre. Le chef qui a surmonté un méchant cancer il y a six ans est resté très affaibli, au point qu'on se demande pourquoi il continue. Sans doute l'élément affectif n'est-il pas négligeable.
Assis sur une chaise haute, dirigeant tout le programme par cœur, le vieux chef va démontrer qu'il a encore de sacrées ressources. Cette Neuvième de Bruckner, il en connaît tous les ressorts, et on ne pourra pas lui retirer cette saisissante intimité avec la partition. C'est même une sorte de plaisir de gourmet – comme si l'on était dans l'atelier d'un chef étoilé – que de le voir d'un geste économe, d'un regard, d'une impulsion, obtenir de ses musiciens une infinie variété de nuances et d'inflexions.
La fougue d'antan et l'impérieuse conduite ne sont toutefois plus que lointains souvenirs. Du mystérieux trémolo des cordes initial devrait s'élever un puissant crescendo et faire rugir à pleine puissance les huit cors du fond de l'orchestre ; malheureusement, durant tout ce premier mouvement, ni le feierlich (majestueux) ni le misterioso ne seront menés à leur acmé. Comme si le chef ne voulait ou ne pouvait plus jouer sur les flux et reflux d'un discours qui perd, de ce fait, de son unité. Mais c'est un parti qui n'est pas impossible ici, alors que le scherzo qui suit va irrémédiablement souffrir de cette absence d'élan, d'impulsion. L'audace des premiers enchaînements harmoniques des cordes en pizzicati est immédiatement plombée par une lenteur qui anéantit la pulsation à trois temps : le trio très mendelssohnien sera la seule parenthèse enchantée de ce scherzo manqué.
La fatigue ne semble pas affecter le chef, mais elle se ressentira dans l'« Adagio » final, dont on admirera le beau travail sur les phrasés et les équilibres sonores, mais au complet détriment de la progression dramatique de cette ascension vers Dieu (à qui la symphonie est dédiée), parcourue de temps d'extase mais aussi d'effroi. Le fameux accord de neuvième qui en constitue le climax et qui devrait nous glacer le sang, sonne ici juste trop fort. L'apaisement final est bienvenu après cette longue séquence par trop décousue. On applaudira cependant l'exploit du vieux chef, comme pour le remercier de tout ce qu'il nous a donné au cours d'une si longue carrière, et aussi celui de l'orchestre qui porte haut une authentique tradition brucknérienne depuis sa création des Huitième et Neuvième Symphonies.
Mozart avait précédé Bruckner, avec un revenant qu'on pensait retiré de la carrière : Pinchas Zukerman a été si admiré du temps de sa splendeur qu'on avait fini par oublier qu'un musicien ne s'arrête jamais à moins d'y être contraint. Par respect pour tous les bonheurs qu'il nous a jadis offerts au disque comme au concert, on ne s'éternisera pas sur une prestation qui ne fut certes pas indigne – la main gauche et l'archet sont encore vifs – mais ne put masquer l'usure des ans et une conception romantisante de Mozart qui paraît aujourd'hui hors de propos.