« Les chevaux ne sont partis qu’hier, désolé pour l’odeur dans l’ascenseur ! », plaisante la secrétaire d’Alain Altinoglu, faisant référence aux équidés qui peuplent la mise en scène de La Walkyrie qui vient de s’achever à la Monnaie. Le directeur musical de l’institution bruxelloise, un conducteur de Siegfried sous le bras, nous accueille dans un petit bureau aux murs blancs, doté d’un piano droit recouvert de partitions. Le doute n’est pas permis : la grande actualité de la maison est bien ce Ring, pensé sur deux saisons, de retour après plus de trente ans d’absence.

« Nous venons de jouer dix fois La Walkyrie : l’orchestre a fait preuve d’une endurance phénoménale », souffle le maestro, l’œil brillant de fierté. Il faut de surcroît prendre en compte l’acoustique de la Monnaie qui, avec ses 1400 places, n’est pas un immense vaisseau comme l’Opéra Bastille. « J’ai retrouvé un livre du début du siècle dernier qui parle des répétitions de La Walkyrie à la Monnaie, Le tutti orchestral de Paul Gilson : ils ont surélevé les cordes d’un mètre, puis ont creusé sur le côté pour y mettre les percussions qui sonnaient trop… Les travaux qui ont été faits plus récemment, tant sous l’ère Mortier que ces dernières années, nous donnent aussi de nouveaux challenges : la scène a été renforcée, mais cela implique que les musiciens de l’orchestre ne peuvent plus s’installer dessous, et doivent adapter leur son en conséquence. » Grand architecte des orchestres, paysagiste sonore, ouvrier bâtisseur de leitmotive : pour interpréter Wagner, il faut être prêt à enfiler toutes les casquettes. « Wagner disait qu’il voulait entendre l’orchestre comme de derrière une porte : ce faisant, il a beaucoup anticipé sur le cinéma, à mon sens son rêve sous-jacent. »
Cette idée de sonorité presque en arrière-plan rappelle au chef son expérience à Bayreuth, où il a été le troisième chef français invité, après André Cluytens et Pierre Boulez : « La Monnaie est une sorte d’anti-Bayreuth : là-bas, il faut jouer fort et très sec, comme du Stravinsky ! Un jour, j’entends les cors faire trembler les murs de la fosse, à la limite de l’audible… et puis j’entends mon assistant dans l’oreillette : “Maestro, dites aux cors de donner plus, on ne les entend pas !” ». Bouche ouverte, regard interloqué, le chef n’en revient toujours pas !
Il y a ensuite le travail sur les tempos, « jamais métronomiques mais toujours verbalisés : Rasch, Fliessend… Wagner ne manque pas de vocabulaire », tout en sachant que le compositeur lui-même était très flexible. « On sait que Wagner était très satisfait des tempos de Hermann Levi, qui a dirigé la première de Parsifal. Mais quand Wagner prend la baguette pour diriger la même œuvre, on se rend compte que la durée peut varier d’une dizaine de minutes pour un seul acte ! On le sait car on dispose de relevés de Bayreuth, qui collectent la durée des interprétations et qui sont une mine d’or d’informations. Le plus important, selon moi, c’est l’agogique, la question du rapport entre les tempos, plus que les données métronomiques elles-mêmes. »
C’est en accompagnant son épouse à un concours à Bayreuth que le jeune musicien est tombé dans la marmite wagnérienne. « Ces sièges en bois, volontairement inconfortables, le noir total, le silence de mort, et là… » Il chante le Prélude de La Walkyrie, ses mains battant machinalement la mesure de cette partition très rythmée. « Quelle intensité ! »
Aujourd’hui, c’est dans sa propre maison que le chef français a l’honneur de diriger son premier Ring, pour lequel il s’est associé à Romeo Castellucci, « quelqu’un qui est à la fois jusqu’au-boutiste et ouvert au dialogue ». On a beaucoup glosé sur la présence de chevaux, d’oiseaux ou de chiens sur scène, mais « Romeo est quelqu’un de très humble et à l’écoute. Le dialogue avec les syndicats a été constant, et les choses se sont faites très naturellement ». Le moins évident fut sans doute la décision du metteur en scène de faire incarner les Dieux par des enfants, tandis que les véritables chanteurs étaient en coulisses. « L’idée est géniale : devant les géants, les Dieux sont si petits qu’ils sont comme des enfants. On a placé les véritables chanteurs des Dieux sur le côté de la scène, et on les a un peu sonorisés. Je suis certain que Wagner, s’il les avait connus, aurait utilisé les micros. »
Finalement, le vrai défi a été d’être suffisamment à l’écoute des chanteurs pour qu’ils arrivent jusqu’au bout de la partition : « certains rôles ne sont à la portée que d’une poignée de chanteurs ». Alain Altinoglu a la réputation d’être un chef particulièrement attentif aux besoins des chanteurs, ce qui justifie les nombreuses prises de rôles qui émaillent ce Ring (Nora Gubisch en Erda, Marie-Nicole Lemieux en Fricka…). « Elles font partie de la politique de notre maison », commente le chef.
Alain Altinoglu a cependant plus d’une maison : directeur musical de l’Orchestre Symphonique de la Radio de Francfort (Hessischer Rundfunk), le voilà également depuis 2022 directeur artistique du Festival de Colmar. Une proximité géographique nécessaire pour celui qui confesse avoir refusé beaucoup d’opportunités pour rester près de sa famille. « C’est également pour cela que je vais moins diriger aux États-Unis. Il y a par ailleurs une problématique écologique évidente. »
C’est donc dans le train que le chef étudie les partitions des quinze symphonies de Chostakovitch, projet d’envergure qu’il mène avec sa phalange allemande. « Il s’agira d’une intégrale audio et vidéo, que j’essaie de faire dans l’ordre chronologique. » Un live de la Première Symphonie est déjà disponible sur la chaîne YouTube de l’orchestre, « un projet visionnaire, lancé dès 2011, et suivi par près de 500.000 abonnées ! » Alain Altinoglu sera le premier Français à graver au disque une intégrale Chostakovitch. Et ne manque pas de projets pour l’orchestre : « j’essaie de lancer une véritable dynamique de transmission : des jeunes viennent écouter les répétitions, à Francfort comme ici. Parfois des tout petits, que l’on place à côté des musiciens. Les voir ébahis en ressentant la force du son, c’est merveilleux ! Nous organisons aussi des conférences pour les universitaires, et des concerts jeune public, comme Pierre et le Loup que l’on a fait il y a peu à Bozar avec la Monnaie : les 4.000 places se sont vendues en quelques heures ! Il y a une vraie demande, et un vrai enjeu pour le public de demain. »
Le chef tente de transmettre cette philosophie au Festival de Colmar, « un festival très ancien qui a son public, mais aussi ses habitudes : c’est pour cela que je souhaite l’ouvrir à la musique française, à la médiation qui devient de plus en plus fréquente, surtout chez les jeunes artistes. Je me demande de plus en plus si je ne vais pas prendre le micro moi-même ; il arrive parfois, après une anecdote racontée par un médiateur, que même certains musiciens de l’orchestre écarquillent les yeux, et m’avouent avoir découvert sur les œuvres qu’ils interprètent des choses qu’ils ne savaient pas ! »
Diriger un festival, c’est aussi découvrir une nouvelle facette du métier, comme le contact avec les agents et les pouvoirs publics… et une nouvelle proximité avec les spectateurs, ce qui ne manque pas de plaire à un chef décidément plus intéressé par les autres que par lui-même. « Je découvre l’Alsace et les Colmariens qui, rapidement, sont devenus à mon égard tellement chaleureux, en plus d’être des mélomanes véritablement exigeants et ambitieux. La ville n’est pas immense, et il n’est pas rare que l’on m’arrête dans la rue pour me parler du concert de la veille. J’adore cette ambiance de festival à taille humaine. »
S’il est lui-même bien installé dans cet Est de la France, au carrefour des nations, le chef ne s’étonne pas de la faible présence de chefs français sur le sol national : « La question ne se pose pas qu’en France. Je pense qu’il y a ce biais psychologique de se dire que ce type qui vient de l’autre bout du continent sait certainement des choses que je ne sais pas ; et qu’au contraire, ce n’est pas ce bonhomme qui était assis à côté de moi en cours de solfège quand j’avais 8 ans qui va me diriger aujourd’hui ! Nul n’est prophète en son pays ! Mais cela a changé avec le Covid-19, il y a eu un réflexe de repli sur soi, qui a déclenché des nominations assez nationales. »
S’il cherche à transmettre à ses ensembles « une philosophie de l’orchestre fondée sur le plaisir de jouer ensemble, comme dans un ensemble de musique de chambre augmenté », il se fait aussi le conservateur de ce son si typique de la région : « De nos jours, je considère que c’est un devoir de conserver la spécificité du son de chaque orchestre. Avec internet et les enregistrements, c’est en train de se perdre. » Cette uniformisation s’opère également au niveau des jeunes chefs, ajoute celui qui est également professeur de direction au Conservatoire de Paris : « Parfois, des étudiants dirigent une pièce et je m’aperçois qu’ils ont tous le même tempo, la même façon de battre… et je me rends compte qu’ils ont tous regardé la même vidéo sur YouTube ! »
Dans le paysage des conservatoires européens, la classe de direction d’orchestre d’Alain Altinoglu au CNSMD de Paris fait figure d’exception : après des cours dispensés toutes les semaines depuis le piano, les étudiants se font la main devant un véritable orchestre professionnel, l’Orchestre des Lauréats du Conservatoire, composé de jeunes professionnels et dédié aux cours de direction, sous l’œil attentif du maestro. « C’est l’un des meilleurs systèmes pédagogiques au monde, affirme Alain Altinoglu. Le concours d’entrée attire de plus en plus, et je l’ai voulu plus exigeant, avec un accent mis sur l’érudition : quand un candidat m’explique que Brahms a composé 24 symphonies “pour faire comme les Préludes et Fugues de Bach”, je me dis qu’il faut commencer par revoir les bases… et qui sait, dans quelques années, je pourrai sortir un best-of des perles du concours ! »