Le Festival Arsmondo organisé par l'Opéra National du Rhin propose à Strasbourg, ainsi qu'à Colmar et Mulhouse, de nombreuses manifestations consacrées à la culture argentine dont une captivante exposition relative à Beatrice Cenci au Musée des Beaux-arts de la capitale régionale. Occasion de présenter au public strasbourgeois la création française de Beatrix Cenci, troisième et dernier opéra d'Alberto Ginastera.
Mariano Pensotti signe la mise en scène ; décors et costumes, années 1970, sont de sa compatriote argentine Mariana Tirantte. L'espace dédié à chaque scène apparaît face au public au gré de la rotation d'un plateau supportant tout le dispositif scénographique. L'apparition du décor propre à chaque scène permet d'en saisir immédiatement le sens.
La construction musicale est tout aussi claire : par delà sa polytonalité, son recours aux clusters et à une forme de dodécaphonisme, la partition exécutée par l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg ne présente pas d'insurmontables difficultés pour l'oreille : dissonances, omniprésence de nombreuses percussions diverses, intervalles surprenants, superpositions de sonorités hétérogènes forment, sous la baguette de Marko Letonja, un tout cohérent avec les chanteurs, le chœur, la scène. L'orchestre crée une réelle harmonie hissée à la hauteur des sentiments les plus forts.
Les jeux scéniques sont plutôt retenus, ne surjouant pas la violence de la musique et du texte. Quelques passages font exception, tels les efforts désespérés de Beatrix pour retenir, en fin de scène 5, les invités de son père, afin de faire rempart de leur présence face à l'imminence du viol incestueux. Épouvante, détresse, sentiment d'être abandonnée traversent tout l'être d'une Beatrix incarnée par la soprano Leticia de Altamirano, sidérante. De même, à la scène 10, Francesco Cenci, le père (rôle tenu par Gezim Myshketay), donne une représentation animée de son ivresse obscène, ivresse du vin mêlée à la jouissance perverse de sa propre dépravation.
Excellents acteurs, la soprano et le baryton sont avant tout de magnifiques chanteurs. De Leticia de Altamirano maîtrisant parfaitement le large ambitus de son registre, on souhaiterait encore entendre la note tenue achevant la scène 8. La soprano possède un art consommé du parler-chanter ainsi qu'une technique par laquelle les cris sont réellement chantés et non simplement émis (scène 5). Clarté de l'expression, limpidité et souplesse des lignes caractérisent sa partie tissée d'intervalles contraignants et d'ornementations virtuoses (scène 3).
Gezim Myshketay est tout aussi convaincant, capable d'effets extrêmes : sa colère est toute entière contenue dans la voix (scène 2), avant d'exposer aussitôt, sur un ton pondéré, une idée du rapport du fort au faible. Plus loin, il est capable d'étranges et inquiétantes inflexions lorsqu'usant de sa prétendue tendresse paternelle pour endosser celle de l'amant éperdu, il s'octroie tous les droits sur Beatrix. Sa voix est chaude, profonde, assurée, riche d'harmoniques emplissant naturellement l'espace.
S'accordant harmonieusement à la prestation de Leticia de Altamirano, Ezgi Kutlu prête son timbre de mezzo-soprano au personnage de Lucrecia, épouse du comte proche de Beatrix mais impuissante à la protéger. Son registre plus grave lui fait écho, les deux voix partageant les mêmes qualités essentielles : clarté, énergie, souplesse et puissance dans un large ambitus, expressivité des intonations. Éprouvant l'injustice de leur état commun, l'épouse n'étant pas mieux considérée que la fille, les deux femmes révèlent leur proximité et leur complémentarité lors de la scène 3, affrontant de manière symétrique et symbolique les difficultés vocales d'une ligne mélodique constamment brisée, aux ornementations complexes, aux intervalles improbables, sur le motif poétique de l'éclosion puis de la disparition des roses.
Orsino (autrefois amoureux de Beatrix) et Bernardo (jeune frère de l'héroïne) complètent la distribution principale. L'Orsino de Xavier Moreno croque à merveille la figure du clerc ou ici du technocrate moderne, au mauvais sens du terme car profondément irresponsable. Ténor au timbre riche et à la singulière justesse de ton, il parvient à inspirer confiance aux autres tandis que ses subtiles inflexions vocales et la qualité de son jeu révèlent combien il en est réellement indigne. Chanté par la mezzo-soprano Josy Santos, Bernardo affirme avec une sorte d'ingénuité enfantine la vacuité de l'existence après le viol incestueux de Beatrix. Moyen pour lui de repousser l'image affreuse des choses. Josy Santos ne s'y trompe pas. Faisant ressortir l'ambiguïté d'un personnage blessé mais encore peu mature, elle parcourt en tout sens, avec grâce et apparente facilité, la difficile échelle musicale comprise entre ses beaux aigus et ses graves profonds.
Jusque dans les rôles mineurs, tous les chanteurs se montrent parfaitement à la hauteur des exigences de cette production. Confiée pour une part importante au chœur, à la manière antique, l'ouverture de l'opéra démontre la puissance des Chœurs de l'Opéra National du Rhin, leur maîtrise d'un parler-chanter expressif, l'esthétique des vocalises féminines. Ils ne cessent d'assumer avec talent un rôle musical et dramaturgique de premier plan, de la fête diabolique au cours de laquelle Francisco Cenci invite ses hôtes à se réjouir d'une représentation de la mort de ses fils, jusqu'à la terrible scène finale du jugement et de la mort de Beatrix.