Les organisateurs bénévoles du Festival Liszt en Provence qui se déroule au sein du domaine viticole Saint-Estève d'Uchaux près d'Orange, proposent, cette année, sa vingt-cinquième édition. Leur constante et débordante passion pour le piano romantique est récompensée par l'invité de ce samedi 13 août, le pianiste Sergey Belyavsky. Côté météorologie, un épisode orageux menaçant, à l'heure du concert, de succéder à la canicule du jour, les organisateurs invitent d'abord le public à quitter la terrasse du Château, lieu habituel et plein de charme des concerts, pour se rendre dans l'espace abrité, tout aussi magique, de l'Orangerie qui la jouxte.

Sergey Belyavsky au Festival Liszt en Provence © Vérène Andronikof
Sergey Belyavsky au Festival Liszt en Provence
© Vérène Andronikof

Si le cadre pittoresque du lieu ne manque pas de séduire, le public s'y trouve nécessairement plus à l'étroit que sur la vaste terrasse extérieure et la chaleur accablante des heures de plein soleil imprègne encore l'air et les murs du lieu. Et pourtant, en un instant, ces inconvénients deviennent insensibles lorsque le clavier de Sergey Belyavsky, d'une extraordinaire intelligence expressive, laisse apparaître un monde enchanteur. Tant son interprétation étonnamment personnelle et lumineuse de la Sonate en ré majeur D. 850 de Schubert que son choix d'œuvres lisztiennes rarement entendues séduiront un public qui lui manifestera sa vive reconnaissance.

Plus précisément, le pianiste offre une sonorité ou plutôt des sonorités d'une diversité et d'une complémentarité surprenantes, sources d'impressions fortes et inattendues. Doigté, accords plaqués, jeu de pédale, réglage des étouffoirs génèrent des timbres dont l'originalité mariant les contraires avec subtilité est aussi saisissante que difficile à décrire par des mots. Dès ses premières mesures ouvrant la soirée, la Sonate D. 850 de Schubert en fournit l'illustration. Le piano suscite simultanément deux formes d'un sentiment de plénitude : celle mettant brillamment en relief la vivacité immédiatement saisissable du propos et celle d'une sonorité plus feutrée, plus pondérée dont l'intensité expressive n'est pas moindre mais qui éclaire davantage le sens même de la composition plutôt qu'un simple ressenti.

Cette interprétation en quelque sorte dédoublée s'exposera tout au long du récital sous des formes variées. Tandis que la sonate de Schubert peut faire sonner simultanément les deux types de sonorité, la transcription par Liszt du lied de Schubert Der Jäger en seconde partie de soirée procède, par exemple, un peu différemment. Le pianiste réalise le contraste entre les sonorités de manière successive et non plus simultanée. Une première partie propose l'image populaire aisément identifiable d'un joyeux départ pour la chasse, alors que la seconde partie – l'écriture de la pièce aidant – se mue sous les doigts de Sergey Belyavsky en un thème et une interprétation plus intériorisés, plus poétiques mais aussi, à la fin, plus ornementés et virtuoses, rejoignant le dynamisme initial du lied.

Plus généralement, finesse et précision dans le dessin des nuances de tous ordres servent généreusement le programme : dans la sonate de Schubert encore, on apprécie en particulier le scherzo qui affiche non seulement la variété des timbres précédemment décrite mais aussi la maîtrise des contrastes entre piano et forte. La puissance de ces forte impressionne notamment, lorsqu'appuyés sur des graves d'une riche résonance ils soulignent le sérieux (réel ou feint) des motifs. La légèreté des trilles et du toucher dans les aigus introduit quant à elle, par une plaisante et nette différence, l'image enjouée de quelque moment récréatif.

La dernière partie du récital est consacrée à trois œuvres de Liszt dont le choix permet au public de percevoir le travail des formes musicales par le compositeur hongrois, depuis sa jeunesse jusqu'à ses dernières années. La première, extraite des Apparitions S 155 (no. 1), ne semble pas sans lien avec la pièce interprétée juste auparavant, dans l'ordre du programme : le lied Ungeduld de Schubert transcrit par Liszt. Une incertitude s'installe chez l'auditeur quant à la ligne et à l'harmonie qui sous-tendent le discours musical. Les accords, les intervalles, les ruptures qui tranchent avec ce qu'on entend dans la tradition romantique peuvent surprendre mais la conduite expressive et la véritable dentelle pianistique proposées par Sergey Belyavsky emportent l'adhésion.

La Valse oubliée S 215/2 enchaînée directement avec le Scherzo et Marche S 177 constitue le brillant finale de la soirée. L'interprétation puissante et virtuose de ces pièces laisse clairement paraître le désir de chercher, d'inventer des formes qui transcendent la simple impression produite par une succession d'accords dissonants, de lignes mélodiques brisées ou fuyantes. Le retour final au Scherzo d'une énergie débordante, entraînant les cordes du piano dans une vibrante acmé quasiment orchestrale, conforte le sentiment d'avoir vécu d'inoubliables moments.

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