Que dire de Rudolf Buchbinder sinon qu’il représente l’antithèse radicale de ce que le piano a produit de plus récent ? Avec son brushing impeccablement laqué surmontant un queue-de-pie au charme suranné, il est loin des excentricités vestimentaires de certains de ses confrères et consœurs ; aux instruments volontiers ronds, feutrés et flatteurs qui sont devenus la norme dans nos salles de concert, Buchbinder leur préfère un Steinway au son dur, franc et presque métallique ; aux oreilles habituées à la virtuosité chirurgicale – mais pas toujours imaginative – des bêtes de concours, le septuagénaire répond par un nombre certes inouï d’approximations, mais surtout par un jeu d’une malice et d’une originalité déconcertantes. Au-delà des apparences, Buchbinder est un jeune homme toujours inventif, dont la fraîcheur se paye au prix d’une précision technique qui devient alors tout à fait dérisoire.

D’habitude si familières, les cadences introductives du Concerto « l’Empereur » de Beethoven bousculent immédiatement l’auditeur de la grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie, et contiennent en germe toute la singularité que Buchbinder irriguera dans le premier mouvement : alternance d’accelerandos et de rallentandos, accentuation insolite de certaines notes, jeu de pédale inhabituel. Tandis que son irrégularité rythmique lui permet de se faire primus inter pares et de prendre les rênes de l’œuvre, le soliste se plaît à accentuer les temps faibles plutôt que les temps forts, installant des syncopes d’abord déroutantes. Mais, en incitant le chef à manœuvrer habilement pour jouer avec la verticalité de son accompagnement et apporter à l’œuvre sa pulsation, le piano trouve finalement avec la direction une rare et harmonieuse osmose, pleine de rebond et de vivacité.
Toutefois, l’art de Rudolf Buchbinder ne serait rien sans sa maîtrise des pédales, notamment de la sostenuto dont il use à l’envi, ce qui lui permet de faire ronfler son instrument dans les graves tout en maintenant des aigus percussifs. Ce jeu habile préserve autant le caractère majestueux du premier mouvement que l’infinie délicatesse de l’Adagio central. Enchaîné avec humour, le Rondo final n’est ni pompeux ni grandiloquent – mais au contraire léger et dansant – et emporte avec lui tous les suffrages. Si l’on peut reprocher au pianiste ses dynamiques parfois trop faibles, ou ses manières de passer en fortissimo les relais à un orchestre qui doit jouer pianissimo, il faut bien admettre qu’après cinq décennies de carrière Rudolf Buchbinder a encore beaucoup de choses à dire et à transmettre.
Juste et proportionné dans Beethoven, conciliant à merveille opulence orchestrale et vivacité, Tugan Sokhiev au pupitre de l'Orchestre National du Capitole de Toulouse n’aura malheureusement pas autant convaincu dans la Cinquième symphonie de Gustav Mahler – à l’exception significative de deux des cinq mouvements. Il installe dans la Trauermarsch un climat sonore proche d’une nébuleuse chaotique et expérimentale, comme un brouillard descendant des alpages vers la vallée et enveloppant de ses vapeurs toxiques les sonneries de la trompette, pour faire entendre toute la noirceur et le pessimisme du discours. À l'opposé de ce premier mouvement entièrement dominé par Thanatos, le quatrième est quant à lui le domaine exclusif d’Eros et la direction trouve alors une pulsation naturelle, une ligne épurée, une émotion sans pathos qui font de cet Adagietto un sublime instant de répit dans cette œuvre tumultueuse.
Pour le reste de cette Cinquième, Sokhiev tombe souvent dans l’écueil – notoire et fréquent – de la succession d’effets et, dissociant trop premier et second mouvements, voile ainsi la structure de l'œuvre en trois parties. Enlisé dans les suspensions typiquement mahlériennes, ces instants où le discours musical semble s’arrêter pour mieux se relancer, où les thèmes se rejoignent, se confrontent et s’entrelacent, le chef peine à maintenir la tension et donne l’impression de patauger dans un amalgame sonore dont il semble embarrassé.
Pour son retour à la tête de l’Orchestre national du Capitole de Toulouse, phalange dont il était à la tête depuis 2008 avant une fin de mandat conclue en queue de poisson l’an passé, le chef ossète a néanmoins fait valoir une fougue et une énergie qui ont galvanisé public comme musiciens. Ces derniers ont rendu ce soir une copie parfaite de bout en bout, notamment les cordes qui ont développé un legato des plus viennois et le pupitre de cors emmené par l’infaillible Jacques Deleplancque.