Le répertoire fin de siècle italien, si mal aimé des directeurs de théâtres, sortirait-il lentement d’un long purgatoire ? Après Francesca da Rimini il y a déjà quelques années à l’Opéra Bastille, et plus récemment Il piccolo Marat à Angers, Edgar à Nice, Andrea Chénier à Lyon et Paris, voici Fedora de Giordano au Grand Théâtre de Genève, où l’œuvre n’avait plus été représentée depuis quelque 120 ans. Au fil des trois actes, les personnages de Fedora passent de Saint-Pétersbourg à Paris puis à l’Oberland bernois : de quoi rendre légitime le retour de l’œuvre en Helvétie ! Pour l’occasion, Aviel Cahn a vu les choses en grand, invitant le couple Kurzak-Alagna à faire ses débuts sur la scène du Grand Théâtre.

Le jeu en valait-il la chandelle ? Oui, certes, dans la mesure où il est toujours intéressant de (re)découvrir une œuvre qui remporta en son temps un grand succès, fût-ce pour conclure qu’elle semble aujourd’hui de qualité un peu inégale…
L’histoire de Fedora est des plus simples : une femme accuse à tort un homme d’être l’assassin de son fiancé. Elle le dénonce, mais finit par tomber amoureuse de cet homme. Apprenant in fine qu’il est en réalité innocent, elle se suicide. Pourquoi diable, sur un canevas aussi simple, avoir greffé autant d’actions et de personnages secondaires (une comtesse russe, un pianiste polonais, quantité de domestiques, un petit Savoyard…) qui encombrent l’intrigue et brouillent sa lisibilité ? Les motivations des personnages principaux en deviennent confuses et l’on peine à s’intéresser à leur sort malgré la musique de Giordano, elle aussi quelque peu inégale mais réservant de très beaux moments, notamment au dernier acte.
Le metteur en scène Arnaud Bernard a eu une idée fort intelligente pour redonner vie à cette Fedora : il situe l’action à l’époque de la Russie post-soviétique, alors que les kompromats (complots destinés à discréditer une personne par la diffusion d’informations compromettantes) sévissent de manière inquiétante. Vladimir, le fiancé de Fedora, en est la première victime, assassiné, dans un prologue glaçant, lors d’ébats amoureux organisés de toutes pièces par ses ennemis. Dès lors, tous les personnages de l’intrigue deviennent de possibles espions, chaque miroir devient suspect, chaque meuble, chaque plante est susceptible de dissimuler une caméra. Ce parti pris nous vaut un prologue et un premier acte très forts, mais le metteur en scène n’en exploite pas par la suite tout le potentiel dramatique : au dernier acte notamment, un retour à l’ambiance si oppressante des premières scènes, alors que meurt l’héroïne, aurait permis de boucler la boucle et de donner plus de force à cette lecture.
Musicalement, la soirée est globalement une belle réussite. Antonino Fogliani dirige avec goût un Orchestre de la Suisse Romande au mieux de sa forme. Soucieux de ne pas trop en faire, il joue la carte d’une sobriété bienvenue, quoique parfois excessive : on aimerait qu’ici ou là, le chef lâche un peu plus la bride aux musiciens et s’autorise des contrastes, des climax plus flamboyants afin qu’on puisse, ne serait-ce que ponctuellement, s’abandonner au plaisir coupable du mélo et de ses excès ! Vocalement, la satisfaction est au rendez-vous, grâce tout d’abord à une formidable équipe de seconds rôles d’où se distinguent l’Olga de très belle tenue de Yuliia Zasimova et l’excellent De Siriex de Simone Del Savio, au superbe timbre et à la ligne de chant châtiée.
Le couple vedette enfin remporte un très beau succès. Roberto Alagna (le comte Loris Ipanov) s’investit pleinement dans ce rôle riche et émouvant qui contribua à lancer la carrière du jeune Caruso. Après quelque quarante ans de carrière, la voix du ténor français a conservé une facilité étonnante dans la projection. Le panel de nuances pourrait certes être parfois plus varié, mais l’émotion est bien au rendez-vous, notamment dans le « Amor ti vieta » et le beau duo d’amour du deuxième acte.
Dans le rôle-titre, Aleksandra Kurzak, qui marche ici dans les pas de Magda Olivero, Renata Tebaldi, Maria Callas ou Mirella Freni, reste un peu froide au premier acte et ne dispose peut-être pas tout à fait de la projection, de l’élan (les Italiens disent le slancio) nécessaires lorsque l’héroïne s’abandonne à certains éclats vocaux. Elle est en revanche pleine de sensibilité lorsque le remords ronge le personnage : la soprano émaille alors une ligne de chant particulièrement soignée de pianos et pianissimos de toute beauté, délivrant une scène de la mort vraiment émouvante.
Le voyage de Stéphane a été pris en charge par le Grand Théâtre de Genève.