Jan Lisiecki entre d'un pas rapide. Qu'il ressemble à Percy Grainger ! Ce grand compositeur australien, fabuleux pianiste, ethnomusicologue, dont on vient juste de retrouver l'unique film sonore le montrant divinement jouer une pièce de Grieg, en 1967, l'année de ses 75 ans... trésor regardé justement cet après-midi sur YouTube ! Le Canadien en a les cheveux blonds bouclés et le profil en lame de couteau, il en a aussi ce naturel sans apprêts que certains gardent très longtemps.

Jan Lisiecki a aujourd'hui juste 30 ans et vient peu souvent à Paris. Mais nous avons écouté chacun de ses nouveaux disques publiés par Deutsche Grammophon et suivi ses vidéos avec intérêt et quelques réserves. Le dernier publié est un programme conceptuel, comme c'est devenu la mode, sous-titré « Prélude aux Préludes », comme le récital de ce soir.
Sur la scène du Théâtre des Champs-Élysées, le pianiste saura-t-il enchaîner des préludes de Bach, Chopin, Rachmaninov, Szymanowski, Messiaen et Górecki d'une façon qui fasse comprendre la dramaturgie qui peut sous-tendre ce patchwork ? Au rang des qualités inestimables de Lisiecki, il y a une franchise, une simplicité d'allure qui fuient les affects, les manières et la pose inspirée. À son débit, Bach comme Chopin ou Szymanowski sont donnés avec le même son clair, un peu dur même dans les nuances piano, sans tension harmonique en raison d'une main gauche en retrait.
Cela nous vaut par exemple un premier prélude du Premier Livre du Clavier bien tempéré de Bach dont la main droite claironne, oublieuse des deux notes de la main gauche qui les introduisent et les portent. C'est assez étrange, d'autant plus étrange que dès que Lisiecki doit empoigner une œuvre virtuose de Rachmaninov, son jeu devient métallique jusque dans les basses, si violentes que le son reste bloqué dans la caisse de l'instrument. Il a une technique de virtuose inaccomplie et une main gauche indifférente au devenir de la musique.
En apparence Lisiecki joue bien, proprement plutôt, mais on s'aperçoit rapidement qu'il ne phrase pas d'une façon éloquente, n'a pas de centre de gravité sur le plan de la dynamique sonore, étalée entre pianissimos détimbrés et fortissimos cognés si verticalement que le technicien devra sérieusement reprendre l'accord à l'entracte. Les Préludes op. 1 de Messiaen passent mieux que les autres pièces : ils ne sont que climats sonores flottants en l'air. Mais le Prélude op. 45 de Chopin est incompréhensiblement avalé par un jeu indifférent à une ligne sinueusement continue qui doit avancer en mesure sans en donner l'air... Et le pianiste n'a toujours pas de sens de l'harmonie : seule sa main droite l'intéresse. Ce qui est un comble dans cette œuvre qui est un kaléidoscope tonal et un message lancé à l'avenir de la musique.
Les Préludes op. 28 de Chopin donnés après l'entracte sont une désillusion singulière après l'audition de son disque, admirablement enregistré et autrement mieux joué dans le calme du studio, même si les défauts de ce soir s'y profilent. Cela commence mal, par un premier prélude trop sonore, trop raide, sans atmosphère, matrice dont les autres vont naître. À part la succession des quintes qui signe l’ordonnancement de ces préludes et qui est là quoi qu'on fasse, rien ne va dans une œuvre dont le moindre détail est une parcelle d'éternité. Ainsi, la durée du dernier accord de chaque prélude doit être respectée scrupuleusement avant de commencer le suivant : cela crée un lien puissant entre eux qui n'est pas suivi ce soir.
Lisiecki les isole un après l'autre, anodin ou sec, brutal, anguleux, sans climat, sans arrière-plans et sans projection dramatique. Parfois, c'est d'une telle vacuité instrumentale et spirituelle que nous revient le terrible mot d'Yves Nat à l'égard d'une de ses consœurs pourtant pianiste attachante et singulière : « Jeanne-Marie Darré, c'est le néant avec des doigts au bout ». Mais ceux de Lisiecki montrent leurs limites dans le 24e Prélude qui est une bouillie sonore pleine de cailloux. Comme le 16e est tonitruant, ahurissant de laideur et d'approximations derrière le piano qui ferraille.
Et comment rater ainsi le sublime 17e Prélude ? Sans entendre l'importance capitale dans les dernières mesures du la bémol onze fois répété dans l'extrême grave, d'abord « una corda » puis avec « toutes les cordes » et des changements de pédales constants permettant aux sons de ne pas se mélanger mais de donner l'illusion d'une pédale tonale continue.
Ce récital a été coorganisé par les Productions Internationales Albert Sarfati et le Théâtre des Champs-Élysées.