Sur une scène recouverte de morceaux d’une sorte de charbon, surplombée d’un grand écran et entourée de grands draps noirs, est allongée une créature à l'aile gauche mutilée. C’est une péri, ange déchu des mythologies orientales. Tout au long de l’oratorio de Schumann Le Paradis et la Péri, elle cherchera à réintégrer le Paradis en apportant une offrande de valeur suffisante.

<i>Le Paradis et la Péri</i> à La Seine Musicale &copy; Julien Benhamou
Le Paradis et la Péri à La Seine Musicale
© Julien Benhamou

Un oratorio mis en scène ? C’est le pari de Laurence Equilbey et Daniela Kerck pour cette production ambitieuse à La Seine Musicale. Mêlant tradition et innovation, le spectacle propose une interprétation sur instruments d’époque tout en augmentant l’œuvre avec mise en scène et grand renfort de projections vidéo. Transformer un oratorio du XIXe siècle en opéra 2.0 pourrait faire frémir les plus conservateurs, mais appliquer cette approche à cette partition en particulier est prometteur, tant la musique et le texte qui la composent sont évocateurs et poétiques.

La réalisation s’avèrera malheureusement décevante. Loin de s’illuminer, ou du moins de se colorer en accord avec les paysages chatoyants et scintillants décrits par le texte chanté, la scène restera plongée dans son décor lugubre et uniforme. Les costumes d'Andrea Schmidt-Futterer, en noir et blanc, restent dans le même univers pictural sombre. Un prosaïsme terre à terre domine, malgré quelques bonnes idées de mise en scène : un ange apporte au début de la représentation un livre au narrateur qui peut ensuite raconter l’histoire, le chœur chante parfois caché derrière les tissus quand il incarne des esprits ou autres créatures mystiques...

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Le Paradis et la Péri à La Seine Musicale
© Julien Benhamou

Quant aux images d’Astrid Steiner, elles attestent un travail de modélisation numérique de qualité (mouvements de nuées d’oiseaux, décomposition de bris de verre ou de gerbe de sang), mais la nature de ce qui est représenté interroge. Alternent des moments descriptifs en accord avec l’action et des séquences où l’on voit la Péri prisonnière d'un cube transparent aux arêtes de néons : si l’idée est intéressante, l’imagerie proposée frappe surtout par son manque d’imagination et de couleurs. L’écran envahissant restreint l’imaginaire, impose sa vision et étouffe tout le pouvoir de suggestion particulièrement riche de l’oratorio.

Il incombe donc d’autant plus aux interprètes d’insuffler un peu de vie dans ce cadre spectral. Sebastian Kohlhepp et Agata Schmidt apportent une étincelle de vie bienvenue dans leurs rôles de narration grâce à un phrasé musical captivant et une diction investie. Très sages musicalement, Mandy Fredrich et Victoire Bunel donnent moins le sentiment d'une véritable incarnation dans leurs rôles de la Péri et de l'Ange.

Le chœur accentus témoigne pour sa part d'une cohésion remarquable. Sa discipline collective lui permet de modeler une texture sonore précise et dense, où se côtoient attaques précises (« Weh, weh, weh, er fehlte das Ziel ») et atmosphères raffinées (le chœur du Nil illustre ses rapides tandis que le « Doch seine Ströme sind jetzt roth » teinte de dramatisme l'arrivée au pays de Gazna). Idée bienvenue de la production, l'ajout convaincant de deux ballades pour chœur a cappella au début de la première partie (Die Capelle, op. 69 n° 6) et à la fin de la seconde (John Anderson, op. 67 n° 5) permet d'apprécier la qualité de l'ensemble à nu.

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Le Paradis et la Péri à La Seine Musicale
© Julien Benhamou

Réellement obnubilé par la prégnance des éléments visuels, l'œil domine une oreille qui peine à suivre avec attention la partie orchestrale. Dans la fosse, Laurence Equilbey mène son Insula orchestra en mettant davantage en avant les accents qu'un phrasé de long terme. Quelques transitions sont l'occasion de légers décalages (notamment au début de la troisième partie), et l'instrumentarium d'époque connaît quelques péripéties de justesse, mais la formation propose globalement une interprétation cohérente rendant justice aux nuances de la partition. On apprécie particulièrement la présence discrète du pupitre de percussions, capable de suggérer sans imposer la vision orientale de l'œuvre.

La fin de l'oratorio est l'occasion de contempler un rembobinage de toutes les images projetées, un retour dans le passé qui sonne comme si l’argument se résumait à la volonté de la Péri de réintégrer son habitat initial. C'est à nouveau une vision très premier degré d'un tel conte philosophique initiatique, dont l'intérêt n'est pas la destination mais le voyage, avec sa réflexion sur la valeur des actions humaines et leur transcendance éthique. Une dimension absente au même titre que la poésie, composante pourtant consubstantielle à l'œuvre de Schumann.

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