L’attente était forte : on allait retrouver, à La Seine Musicale, un soliste – le violoniste suédois Daniel Lozakovich, 21 ans tout juste – et une formation – l’Orchestre national d’Estonie – qu’on avait entendus, dans une autre vie, en ouverture de l’édition 2019 du Festival Radio France Occitanie Montpellier dans le Concerto de Beethoven. Seul changement, le chef : le vétéran Neeme Järvi a cédé sa place de directeur musical en 2020 à un autre Estonien, Olari Elts. L’entente entre le jeune virtuose et la phalange balte – et surtout le vieux chef – ayant alors été miraculeuse, on veut croire que des retrouvailles furent décidées pour donner une suite à cette rencontre sous la forme de cette mini-tournée européenne des Estoniens. Las, la jolie salle en nid d’abeille rebaptisée Auditorium Patrick Devedjian, du nom de l’élu des Hauts-de-Seine qui initia puis inaugura La Seine Musicale sur l’île Seguin au printemps 2017, est loin d’être pleine ce soir.
La première et la seconde partie du concert s’ouvrent par deux brèves pièces pour cordes du plus célèbre des compositeurs estoniens, Arvo Pärt. Le chef arrive, raide, comme engoncé dans un costume coupé comme un uniforme, sans un sourire pour le public. Sa direction toute de grands gestes verticaux ne démentira pas l’impression initiale : on n’est pas là pour rigoler ! Ce que confirme la première pièce Da pacem Domine, commande de Jordi Savall originellement écrite pour chœur et cordes pour honorer les victimes des attentats de Madrid de 2004, ici dévolue aux seules cordes qui sonnent compactes voire opaques.
La lumière et la grâce arrivent heureusement avec Daniel Lozakovich : le jeune virtuose suédois (père biélorusse, mère kirghize), qui signait à 15 ans chez Deutsche Grammophon, aborde le Concerto de Tchaïkovski avec la classe, la distinction, l’allure aristocratique que sa silhouette longiligne d’adolescent romantique accentue. On aime cette maîtrise technique imparable, naguère encore un peu corsetée, qui s’épanouit ici dans un goût parfait. Dieu sait si cette partition se prête aux effets de manche, à l’esbroufe sentimentale ! Le vibrato serré, l’impeccable justesse, le respect du texte restituent les temps heureux qui furent ceux du compositeur, de retour d’Italie, installé au bord du Léman au printemps 1878 pour achever la plus lumineuse de ses œuvres. La Canzonetta si nostalgique du deuxième mouvement est toute de pudeur et de retenue. Dommage que l’accompagnement soit aussi banal et taillé à la serpe. Longuement applaudi, le violoniste nous offre en bis rien moins que le 24e Caprice de Paganini, dont il sublime les difficultés et transcende la virtuosité comme si de rien n’était, esquissant à la fin un sourire d’enfant heureux.
On a quelques appréhensions pour la seconde partie, qui débute bien tard. Pourquoi la commencer par une autre pièce de Pärt, comme si l’Estonie contemporaine manquait de talents originaux ? Le Cantus in memoriam Benjamin Britten doit sembler aux moins avertis des auditeurs comme un étrange remake de la pièce d’ouverture. Pourquoi Dvořák ensuite ? En 2019, les musiciens de Tallinn n’avaient pas craint d’offrir au public français la Cinquième Symphonie du bien trop méconnu Eduard Tubin (1905-1982), considéré par Neeme Järvi comme le Chostakovitch estonien. Pourquoi Dvořák ce soir ? Mais laissons une chance à Olari Elts de nous convaincre du bien-fondé du choix de la plus bohémienne des symphonies du compositeur tchèque et de ses saveurs si populaires.
Malheureusement, pour l’authenticité, il faudra repasser. Le chef file tout droit, laisse à peine s’épancher les longues mélodies qui ouvrent la symphonie, oublie de faire chanter ses pupitres qui, plus d’une fois, montrent d’étranges défaillances. La raideur, l’uniformité du geste du chef n’y sont pas pour rien. Le tendre lyrisme du deuxième mouvement est escamoté. L’Allegretto grazioso du troisième mouvement semble mieux venu : Olari Elts se détend, s’attarde sur certaines figures mélodiques, mais confond les élans épiques du finale avec une charge de cavalerie. L’acoustique plutôt mate de la salle n’arrange rien.
La soirée aura au moins confirmé l’exceptionnel talent, la vraie personnalité du jeune Daniel Lozakovich, et démontré qu’il n’est pas facile de succéder à un géant comme Neeme Järvi !