Enfin ! 331 ans après sa création, l’un des chefs-d’œuvre de l’opéra baroque français a fait son entrée au répertoire de l’Opéra national de Paris. Créée en 1693 à l’ Académie royale de Musique, la Médée de Charpentier est tombée dans les oubliettes de l’art lyrique pendant près de trois siècles, jusqu’au moment où William Christie la redécouvre et l’enregistre par deux fois en 1984 et 1994. Et enfin la dirige en 2024 au Palais Garnier dans une nouvelle production signée David McVicar, lequel l’avait déjà mise en scène (en langue anglaise) à l’English National Opera.

L'histoire de Médée est aussi fascinante qu’effrayante : pour se venger de Jason, son amant infidèle, la magicienne – déjà parricide et fratricide – déchaîne ses pouvoirs infernaux et devient régicide puis infanticide ! C’est ainsi que la Médée d'Euripide (431 avant J.-C.) aura été reprise tout au long de l’Antiquité grecque et romaine avant d’être redécouverte au XVIIe siècle, inspirant depuis lors un nombre incalculable d’œuvres littéraires, théâtrales, musicales, picturales et cinématographiques. Pour l’opéra de Charpentier, Thomas Corneille écrivit un livret en vers inspiré de la tragédie de son frère Pierre qui commence lorsque Médée et Jason se réfugient chez Créon, roi de Corinthe.
David McVicar fait le choix de transposer l’action dans les années 1940. Ce choix risqué se révèle efficace et ajusté aux enjeux de l’œuvre : l'amour trahi, la vengeance, les jeux de pouvoir, la guerre, la spirale infernale de violence et de souffrance qui submerge tout et dépasse les protagonistes... Ces drames intemporels ont en effet atteint leur paroxysme au cours de la Seconde Guerre mondiale.
La scénographie est visuellement somptueuse, avec un décor unique et sobre, celui du grand salon d’un palais classique avec un plancher-miroir qui duplique de façon vertigineuse l’action. Comme il était d’usage à l’époque baroque et afin d’alléger une action dramatique aussi intense, l’œuvre inclut plusieurs ballets interprétés ici par douze magnifiques danseurs, dans une chorégraphie virtuose et décalée signée Lynne Page. Et lors de l’étonnante irruption à la fin de l’acte II d’un avion de guerre pailleté de rose, le salon se transforme en salle de bal des années folles, avec danseuses sexy en bas résille, danseurs en marins façon Jean Paul Gautier, et chanteuses de cabaret incarnant les « trois captifs d’amour ».
La prise de rôle de Lea Desandre en Médée fera date. Maîtrisant à la perfection le style baroque français, son timbre, sa ligne de chant et sa diction font merveille. Sans avoir les moyens vocaux et la puissance dramatique d’une Anna Caterina Antonacci ou d’une Lorraine Hunt, elle impose une interprétation émouvante et très humaine. Tout d’abord femme amoureuse, fragile, exilée et blessée, elle bascule à l’acte III dans une colère froide et dans la vengeance. Rejointe par des démons, des furies et des infirmières-fantômes, elle va déchaîner aux actes IV et V la puissance infernale de ses pouvoirs de magicienne, faisant souffrir au plus haut degré l’infidèle Jason et tuant un à un les protagonistes du drame.
En costume d’amiral de la Royal Navy, le Jason de Reinoud Van Mechelen est remarquable d’aisance vocale et de musicalité ; il confirme qu’il est l’un des plus parfaits hautes-contre de sa génération. Dans une tenue le faisant bigrement ressembler au Général de Gaulle, le roi Créon vocalement accompli de Laurent Naouri est tout d’abord sûr de lui et manipulateur, avant de découvrir son impuissance, de sombrer dans la folie, de tuer Oronte et de se donner la mort. Amoureuse de Jason et victime collatérale du drame, Ana Vieira Leite compose une Créuse touchante puis poignante lorsqu’elle meurt dans la robe empoisonnée par Médée. Gordon Bintner est vocalement impressionnant en Oronte, chef de guerre un peu crâneur et rival de Jason.
Issus pour la plupart du Jardin des Voix, les seconds rôles font preuve d’une impeccable qualité vocale et scénique, que ce soit les talents confirmés d’Emmanuelle de Negri, Elodie Fonnard, Lisandro Abadie, Julia Wischniewski ou Virginie Thomas, ou bien de plus jeunes talents tels que Bastien Rimondi.
Le chœur et l’orchestre des Arts Florissants, inlassables artisans de la redécouverte de la musique baroque française, sont ici au grand complet : près de quarante chanteurs et plus de cinquante instrumentistes disposés dans la fosse en position haute, tous remarquables de style, d’homogénéité, de suavité et de mordant. Et avec un William Christie en très grande forme du haut de ses presque 80 ans, dont l’énergie et la passion pour cette musique semble inaltérable.
Mais le plus grand vainqueur de cette soirée est sans nul doute Charpentier, dont la musique si géniale, si subtile tant sur le plan harmonique que dramatique aura conquis un public plus large encore que le cercle des baroqueux ! Et avec en prime une captation diffusée sur Arte à partir du 30 mai et sur la plateforme de l’Opéra. À bon entendeur...