« Le génie n'a pas de sexe », selon la formule dont on ne sait trop à qui en attribuer le succès. À Madame de Staël, à George Sand ou à l'Impératrice Eugénie remettant la légion d'honneur à Rosa Bonheur ? Écoutant Célia Oneto Bensaid, ce 16 août à La Roque d'Anthéron, la vérité de cette affirmation apparaît de manière lumineuse. Ce récital rend un superbe hommage à la puissance créatrice que les siècles passés n'ont ni su, ni voulu reconnaître aux compositrices : ici, à Mel Bonis (1858-1937) et à Marie Jaëll (1846-1925). Le programme s'achèvera sur une œuvre de Camille Pépin, Number 1, d'après la peinture éponyme de Jackson Pollock. Le clavier de Célia Oneto Bensaid, par ailleurs témoin privilégiée de l'élaboration de cette dernière œuvre, permet de saisir encore une fois le non-sens de toute discrimination sociale et artistique entre féminin et masculin. Les compositrices mises à l'honneur ce soir donnent à entendre le fruit d'une inventivité, d'une éloquence et d'une écriture dont la maîtrise permet de ranger à leur côté les Reflets dans l'eau de Debussy, leur contemporain, les Années de pèlerinage de Liszt ou encore Barcarolle et Valses de Chopin, pour ne suggérer que quelques rapprochements.
Les quatre Femmes de légende – Mélisande, Desdémone, Ophélie et Viviane – tirées du cycle composé par Mel Bonis offrent une palette d'effets séduisants : charme d'une amoureuse et mystérieuse Mélisande, dans un post-romantisme à la subtile fluidité ; contraste avec une Desdémone au caractère complexe dont le tourment sollicite un clavier aux graves résolument profonds alternant avec la douceur d'aigus cristallins. De beaux accords arpégés introduisent une riche composition harmonique servant le personnage d'Ophélie tandis que, bercée par un rythme ternaire dansant, Viviane apparaît avec un cortège de sentiments dont Célia Oneto Bensaid sait rendre le caractère à la fois enchanteur et fort.
L'Enfer de Dante inspire à Marie Jaëll une explosion d'images terrifiantes et désolantes d'une impressionnante facture musicale. L'interprète parvient à en rendre la matière de façon extrêmement vive sans pour autant soumettre son instrument à la moindre brutalité dans le toucher ou dans l'usage de la pédale. Force et brutalité n'étant pas synonymes, on salue cette habileté à plusieurs reprises durant la soirée, en particulier dans l'Enfer encore, lorsque les flammes au crépitement étincelant à la main droite déchaînent à la main gauche le tumulte d'une abominable scène de torture et d'anéantissement.
Le Paradis conçu par Marie Jaëll est surprenant au regard de l'inévitable réminiscence nous acheminant vers celui de Liszt. Son expressivité exaltante, triomphante du bonheur des élus laisse place ici à un sentiment dépouillé, fait de douceur, de reconnaissance, voire de pieuse humilité. Célia Oneto Bensaid s'y montre convaincante.
Une suite de riches accords s'élancent d'entrée sous les doigts de la pianiste abordant Number 1 de Camille Pépin. Bientôt, on peut éprouver l'impression d'une pause offrant le loisir d'admirer tant l'ouvrage du peintre que le bref mais stimulant parcours introductif proposé par la musicienne. La conception rythmique et minimaliste de la partie centrale de l'œuvre permet à nouveau d'éprouver les qualités virtuoses de l'interprète se déployant sur toute l'étendue du clavier tandis que la dernière partie de la pièce conduit vers une coda finale d'une exceptionnelle délicatesse.
Les bis attendus par un public enthousiaste font d'abord virevolter Les Papillons de Mel Bonis, intermède rafraîchissant sous les frondaisons du Parc de Florans échauffées par un soleil ardent. Un sospiro de Liszt, joué avec beaucoup de légèreté, invite encore avec bonheur à un moment de rêve. Gammes vertigineuses et nuances raffinées sont applaudies. Tandis que l'on s'apprête à se séparer, Célia Oneto Bensaid offre de toute dernières notes, d'humour cette fois, avec Le Moustique de Mel Bonis, alliant la virtuosité à une ambiance résolument ludique.