C’est à un programme très ambitieux que l'Orchestre philharmonique de Radio France, dirigé depuis huit ans par Mikko Franck, s’est attelé pour cette rentrée. À commencer par la création grandiose du compositeur Benjamin Attahir, un Stabat Mater défiant les attentes et codes du genre dans sa nomenclature même. Exit les solistes incarnant la mère figée de douleur : c’est ici la Maîtrise de Radio France qui prend la parole sur quatre versets, les quatre premiers, qui s’enchaînent sans pause ou temps mort.

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L'Orchestre philharmonique et la Maîtrise de Radio France, sous la direction de Mikko Franck
© Christophe Abramowitz / Radio France

Si l’on ne peut que demeurer admiratif devant la prestation de ces « voix hautes » à peine revenues de leur été pour préparer une partition si complexe sous la direction décidément irréprochable de Sofi Jeannin, la précision et la réactivité de l’orchestre inspirent également l’admiration. Les frottements, les chromatismes se font nombreux sur ce Stabat Mater qui impose également une rigueur rythmique et une écoute redoublées, de la part de cordes et de percussions se fondant dans un ostinato fourmillant quand les vents – et tout particulièrement les cuivres – sont davantage sollicités pour créer de subtils jeux de timbre.

Le goût du compositeur pour le motif plutôt que le thématique paye en ce qu’il lui permet de stratifier son architecture, volontiers fuguée. Sur des intervalles souvent dissonants mais toujours en homorythmie, les voix et les pupitres s’associent, s’imitent, échangent sur des sonorités occlusives ou des élans mélodiques, jusqu’à accorder de belles échappées au violon de Ji yoon Park ou à la trompette de David Guerrier. Les bouffées de désespoir fortes de cette mécanique d’amplification et de dérèglement se percent çà et là de saillies plus contemplatives, sans pour autant les supplanter. La place est ici laissée à l’abattement le plus sombre et le plus virulent – en somme, le plus baroque.

Mikko Franck © Christophe Abramowitz / Radio France
Mikko Franck
© Christophe Abramowitz / Radio France

Avant de se replonger dans l’affliction tout aussi violente de la Symphonie « Pathétique » de Tchaïkovski, le Philhar' s’accorde une échappée plus douce vers d’autres cieux mélancoliques. Ce sont les Vier Letzte Lieder de Strauss qui s’imposent après de chaleureux applaudissements d’un public peut-être plus jeune qu’à l’accoutumée. La soprano Asmik Grigorian, qui connaît bien l’orchestre pour avoir interprété en sa compagnie d’autres pages de Strauss – dont les airs acrobatiques et éclatants d’Elektra et de Salomé – prête ici sa voix délicatement sombrée et ses aigus charpentés à un des plus beaux cycles de l’histoire des lieder.

La chanteuse prend des risques, notamment sur les aigus très piano du délicat Frühling. Mais ces risques se révèlent payants, d’autant plus que l’orchestre évoque, sous la direction inspirée de Mikko Franck, le tragique wagnérien comme le mahlérien goût de la terre, convoqué le temps d’un solo de cor d’Alexandre Collard. Les arpèges de Beim Schlafengehen accordent enfin le violon enfantin de Ji yoon Park à la voix d’Asmik Grigorian, conjuguant joie de l’enfance et sagesse presque résignée. Jusqu’à la conclusion, Im Abendrot, qui place résolument cette interprétation entre légèreté et maturité.

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Asmik Grigorian et Mikko Franck
© Christophe Abramowitz / Radio France

Au retour de l’entracte, c’est encore sur cette sensibilité toute germanique qu’on croit voir démarrer la Pathétique, bien loin de la surenchère sucrée volontiers adossée aux ballets de Tchaïkovski. Mikko Franck sait traiter ce répertoire-là avec les égards qu’il mérite, lui qui s’était illustré, en 2021, dans sa lecture sans affèteries du Lac des Cygnes. Le basson de Jean-François Duquesnoy ouvre brillamment les hostilités, professant un romantisme noir loin de tout désir de joliesse. Et le temps semblera s’arrêter jusqu’à la conclusion – que le public semblait prêt à accepter dès la fin du troisième mouvement, l’Allegro molto vivace qui ressemble en effet à s’y méprendre à un finale enlevé, traversé de réelles lueurs d’espoir.

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L'Orchestre philharmonique de Radio France sous la direction de Mikko Franck
© Christophe Abramowitz / Radio France

Mais cette ultime symphonie s’achève bien sur son Adagio lamentoso, sur ce cri sans fin dans lequel le chef se plonge, engorgé de sanglots à peine réprimés, jusqu'aux graves des contrebasses faisant écho à ceux des bassons en toute fin d'ouvrage. Tant et si bien que les applaudissements mettront de bonnes dizaines de secondes à enfin surgir. Mais ils se feront ensuite plus enflammés que jamais, reconnaissants de cette étonnante traversée moins pathétique que profondément tragique.

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