C’est un sacré attelage qui se présente sur la scène de la salle Cortot en ce premier concert de la Musikfest parisienne, quatrième édition d’une manifestation créée en plein Covid-19 par et pour des artistes alors en manque du partage qu’offre la musique de chambre. Imaginé initialement sans lendemain par Philippe Bernhard et la violoniste Liya Petrova, ce bref et intense festival est finalement devenu un rendez-vous régulier et a trouvé son rythme de croisière, faisant se succéder chaque année en seulement trois jours pas moins d’une vingtaine d’artistes dans des programmes riches et variés. Et c'est donc une belle équipe qui fait son entrée aujourd’hui au retour de l’entracte, car le « Big Three » Petrova-Pascal-Kantorow, trio constitué qui se passe de nom comme autrefois s’en passaient Isaac Stern, Yo-Yo Ma et Emanuel Ax, est accompagné de deux musiciens bien connus des scènes chambristes : Charlotte Juillard, premier violon du Quatuor Zaïde il y a quelques années et qui fait désormais les beaux jours de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg où elle est supersoliste ; et Grégoire Vecchioni, ex-membre du Quatuor Van Kuijk et depuis peu alto solo de l’Orchestre de l’Opéra national de Paris où il a succédé au regretté Laurent Verney.
Il faut insister sur ces deux musiciens car c’est ici, dans ce duo au cœur de l’ensemble, que va se jouer dans un instant le Quintette pour piano et cordes d’Edward Elgar. Conçue dans la lignée des quintettes de Johannes Brahms, Gabriel Fauré ou César Franck, l’œuvre du maître britannique de la musique orchestrale présente plusieurs défis : tout en s’inspirant de ses aînés dans l’écriture comme dans le traitement chambriste de la formation – exposant les instruments à tour de rôle dans de beaux solos lyriques, faisant revenir ses thèmes d’un mouvement à l’autre –, Elgar donne à son ensemble un souffle épique, des textures typiquement orchestrales, des couleurs singulières et mystérieuses qu’il n’est pas évident d’interpréter… Le compositeur lui-même avait qualifié évasivement son œuvre de « ghostly stuff », « des trucs de fantômes » !
Pour cette œuvre multi-dimensionnelle, il fallait donc des musiciens souples et polyvalents. C’est là qu’entre en scène le tandem Juillard-Vecchioni, au second violon et à l’alto, qui fait mieux que répondre à ces exigences : ces artistes extrêmement mobiles et à l’écoute savent sortir du lot quand il le faut dans des phrases d’une richesse expressive folle, savent aussi moduler leur timbre, varier les vitesses d’archet et de vibrato pour s’associer ici au lyrisme intense et brillant de Liya Petrova au premier violon, là au violoncelle chaleureux et sombre d’Aurélien Pascal, savent enfin fondre leur sonorité dans la masse des tuttis à l’unisson sans perdre ni en poids ni en direction du phrasé… L’œuvre d’Elgar est ainsi livrée d’un jet, d’un souffle, sans hésitation ni temps mort, et le spectateur arrive au terme des trois mouvements un peu hébété de l’aventure palpitante qu’il a traversée.
Chacun des membres de ce « cinq majeur » est évidemment à saluer et on aurait tort d’oublier la part d’Alexandre Kantorow dans cette interprétation haute en couleur : récitaliste et soliste hors pair, le pianiste est également un chambriste formidable, attentif à ses partenaires, et qui sait placer son jeu somptueux au service de l’ouvrage, passant d’arpèges cristallins de harpe à des accords puissants qui rempliraient une cathédrale. Toutes les qualités individuelles du groupe ont été cependant un brin masquées par un manque de cohésion dans le Trio op. 67 de Chostakovitch avant l’entracte, le « Big Three » ne parvenant pas toujours à accorder ses intentions.
C’est d’ailleurs la première partie du concert dans son ensemble qui a été plus oubliable, le Quatuor n° 2 de Mieczyslaw Weinberg donné ensuite n’étant pas le plus passionnant des opus du compositeur russo-polonais ; malgré des idées prometteuses et qui ne manquent pas d’audace, cette œuvre de jeunesse, contemporaine du dernier quatuor de Béla Bartók, est encore jonchée de réflexes académiques dans la forme comme dans le choix des formules motiviques ou la gestion du contrepoint. Si les interprètes n’ont pas démérité, le Quintette d’Elgar après la pause atteindra un tout autre niveau.