Bon anniversaire, Siegfried ! La deuxième journée de la Tétralogie à Bayreuth s'ouvre sur une célébration, bien peu engageante il est vrai, en l'honneur du personnage éponyme. Mime s'est habillé en magicien, réchauffe une part de gâteau au micro-ondes (la forge façon middle-class du XXe siècle) tandis que Siegfried déballe ses cadeaux : une épée laser, qu'il s'empresse de détruire avec dédain. L'intérieur est assez lugubre : un ensemble de poupées pour figurer les amis de Siegfried, un sac plastique en guise de baldaquins... On constate néanmoins une sensible évolution dans les décors. Les panneaux roulants caractéristiques des opus précédents sont toujours présents, mais ils se superposent désormais pour former des structures gigantesques ; des boîtes à chaussures des sitcoms, on passe aux décors monumentaux d'un blockbuster. Ainsi l'antre du dragon, ici ce qui semble être une clinique de gériatrie de luxe très épurée, toute de marbre blanc (plus House of Cards que Game of Thrones) ; ou encore la prison de Brünnhilde, enchevêtrement labyrinthique de structures dans lesquelles évolue Siegfried, à la manière d'une scène d'infiltration.

<i>Siegfried</i> au Festival de Bayreuth &copy; Enrico Nawrath
Siegfried au Festival de Bayreuth
© Enrico Nawrath

Hormis ces décors absolument magnifiques signés Andrea Cozzi, il ne faut pas espérer grand-chose de la mise en scène. Le comique, efficace dans L'Or du Rhin, hors de propos dans La Walkyrie, est ici carrément malvenu ; que dire des quolibets qui s'échappent quand Siegfried harcèle Mime, quant on sait le fondement antisémite du personnage ? Pour vaincre Fafner, ici un ancêtre au bord de la mort, Siegfried fait simplement valdinguer sa canne. Fafner s'effondre au sol. Le public pouffe. Certes, Siegfried pourrait être le méchant de l'histoire, et tous ces actes condamnables ; mais la charge comique que leur donne le metteur en scène est indéniable, et questionne.

Par ailleurs, « l'enfant-Ring », désormais adulte, est de retour, toujours reconnaissable à son t-shirt jaune. Retenu auprès de Fafner, il se prend de passion pour Siegfried. Les deux rient et jouent ensemble : un vrai buddy-movie. Hélas, Siegfried s'éprend de Brünnhilde et l'enfant-Ring s'enfuit en pleurant de désespoir. Le programme le crédite en tant que « jeune Hagen ». Tiens tiens... À force de vouloir raconter sa propre histoire, Valentin Schwarz rend le tout confus, son message perd en lisibilité et donc en force. Dommage.

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Siegfried au Festival de Bayreuth
© Enrico Nawrath

Paradoxalement, on ne s'ennuie pas une seconde pendant cette deuxième journée. On distingue de mieux en mieux les contours de l'orchestre-fantôme. Les violons s'y distinguent par un cantabile incarné et très vibré, et de remarquables qualités d'ensemble. On imagine, sans la voir, que la sûreté de la baguette de Simone Young y est pour beaucoup. Dans le deuxième acte, c'est évidemment les cuivres et vents graves que l'on remarque ; leur timbre rauque, toujours très dense mais astucieusement spatialisé par l'acoustique miraculeuse du Palais des Festivals, figure merveilleusement les profondeurs de l'antre du dragon. 

On comprend peu à peu les ingrédients de l'alchimie qui conduit les chanteurs à se donner comme nulle part ailleurs sur la scène de la colline verte. L'acoustique, d'abord, leur donne confiance pour s'aventurer dans des nuances superlatives. Ainsi Klaus Florian Vogt, Siegfried inattendu, qui oscille entre le piano senza vibrato (!) et le timbre le plus enflammé. La performance est d'autant plus impressionnante que le ténor avait chanté Tannhaüser la veille... et se lancera dans Götterdämmerung après-demain !

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Siegfried au Festival de Bayreuth
© Enrico Nawrath

Ensuite, on l'imagine, la mystique du lieu pousse les artistes à chercher le meilleur d'eux-mêmes. « Ils savent qu'ici, on les surveille », nous glissera une vénérable Oma, festivalière depuis les années Chéreau. Les deux frères, Mime et Alberich (Ya-Chung Huang et Ólafur Sigurdarson) sont admirables dans des rôles très complexes, à mi-chemin entre parler et chanter. On perd parfois un peu en prononciation (manque de consonnes), mais leur présence scénique accroche le spectateur à l'action.

Du côté des basses, si Tomasz Konieczny (Wotan) achève son marathon de façon brillante, certes moins touchante que dans l'opus précédent, Tobias Kehrer (Fafner) est tout bonnement exceptionnel, chantant dos à la scène une bonne partie de l'acte. Okka von der Damerau (Erda) récolte une ovation justifiée ; depuis L'Or du Rhin, elle fait preuve d'une constance et d'une intensité qui force le respect. Quant à Catherine Foster (Brünnhilde), elle impressionne évidemment mais peine encore à trouver la versatilité d'expression dont ses collègues font preuve, passant un peu trop en force par moments.

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Siegfried au Festival de Bayreuth
© Enrico Nawrath

Cette production du Ring a quoi qu'il en soit le mérite de replacer le Crépuscule des dieux à venir comme ce qu'il est : le moment où tout peut se jouer. Émancipation des chanteurs, dénouement des énigmes de la mise en scène ; il est encore temps pour Valentin Schwarz de transformer les expectatives des opus précédents en chef-d'œuvre à l'occasion d'une pirouette magistrale. Sinon, le KO subi sur ce Ring risque bien d'être de ceux dont on ne se relève pas.

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