À l’opéra de chambre The Nine Jewelled Deer créé lors du Festival d'Aix-en-Provence cet été, il ne serait pas pertinent de n’associer que Sivan Eldar tant il s’agit d’une œuvre collective, co-construite sur le temps long : la compositrice israélienne a rencontré la chanteuse Ganavya Doraiswamy et l’autrice Lauren Groff au cours d’une résidence ; leurs univers résonnent, une commande est passée. S'ajoutent bientôt le metteur en scène Peter Sellars, la plasticienne Julie Mehretu puis les musiciens. Ils cheminent ensemble en discutant, en improvisant, en voyageant, en cherchant. L’opéra est en train de s’écrire.

Dans la Grande Halle de Luma à Arles où le spectacle est désormais proposé au public, l'écoute des spectateurs est à l’image de l’osmose des musiciens, intense. Dans cet opéra, chanteuses et instrumentistes se trouvent souvent en situation d’improvisation. Ils apaisent le fracas du monde ou disent la cruauté et les vices des humains sur une trame ingénieusement conçue. Le récit prend sa source dans un Jātaka (conte indien qui relate les vies de Bouddha en animal) qui narre l’histoire de la « Biche aux neuf bijoux » : après avoir été sauvé de la noyade par une biche, un brigand apprend que le roi rendra riche celui qui lui livrera cet animal extraordinaire. Motivé par le gain, l'homme qui avait promis de taire l’existence de la biche brise son serment et contribue à la traque de l’animal ainsi qu’à la destruction de la forêt. Ce tableau est porté par la percussionniste Rajna Swaminathan dans un solo déchaîné de mridangam (instrument indien à deux faces en peau), souligné par une lumière rouge, simple et efficace.
La mise en scène de Peter Sellars, elle, se contente de tapis sur lesquels se déplacent les musiciens et de peintures créées par Julie Mehretu, projetées sur une toile translucide qui permet des jeux d’ombre et de lumière. Les tableaux, abstraits, reprennent la couleur des bijoux portés par le cerf/biche (le « deer » anglais permettant la fluidité de genre) mais restent trop anecdotiques, en retrait de toute la dimension improvisée du reste de l’œuvre.
Avant même d’entendre l'histoire de la biche, Sivan Eldar et Ganavya Doraiswamy invitent le public à chanter un refrain tandis que les gemmes sont énumérées et décrites en tamoul. Dès lors, on comprend que cet opéra de chambre va au-delà du récit : il privilégie le temps long en créant un espace-temps où chacun fait une expérience à la fois intime et collective. Sur scène, l'improvisation (et l'improvisation carnatique dirigée par Aruna Sairam sur des modes rythmiques et mélodiques) donne à entendre des musiciens à l’écoute, qui ne fabriquent pas un pot-pourri musical indo-européen mais bien un moment immersif et poignant porté par des personnalités musicales fortes.
En contrepoint, Lauren Groff livre un texte anglais pré-enregistré qui mêle le conte indien au Sūtra de Vimalakīrti (texte bouddhiste sur la compassion), ainsi qu’à l’histoire de Seetha Doraiswamy (grand-mère de la chanteuse Ganavya) qui a créé en Inde le « kitchen orchestra », ouvert aux musiciens amateurs pour se décharger musicalement de traumatismes. Les thèmes de l’écologie, de l’addiction, de l’accélération sociale affleurent de façon poétique sans jamais verser dans l’alarmisme. Au contraire, l’opéra se veut, selon Peter Sellars, « une aspiration à se libérer des maux du monde ».
Le temps de l’œuvre, le pari est réussi – même si un dispositif immersif avec le public autour de la scène ou sur scène aurait été souhaitable pour aller jusqu’au bout du changement paradigmatique qu’initie cet opéra de chambre. Sur la scène qui représente l’intérieur d’une masure modeste, les musiciens et les chanteuses, habillés par Camille Assaf de vêtements fluides et colorés, jouent debout ou assis selon les tableaux. Dans un moment intense, Ganavya Doraiswamy pousse des cris déchirants face à la violoncelliste Sonia Wieder-Atherton qui dialogue avec des grincements en harmoniques.
S’installe petit à petit une atmosphère planante accompagnée par l’électronique d’Augustin Muller alors que le brigand demande ce qu’il pourrait offrir à la biche pour l’avoir sauvé. Le violon élégiaque de Nurit Stark se fait alors entendre, se mariant au motif ondulant de la clarinettiste Dana Barak avant d’être rejoint par le chant d'Aruna Sairam qui énumère les piliers de l’histoire, « a gift, a dream, a deer, sunshine, shadows » (« un don, un rêve, une biche, soleil, ténèbres »).
Après une partie complètement improvisée entre les deux chanteuses et les musiciens sur un bourdon tenu par un surpeti (instrument indien à hanche), c’est au public qu’incombe la responsabilité de tenir une note. Bien que particulièrement vibrants, ces deux moments ne retrouvent pas l’intensité du début de l’œuvre et l’allongent inutilement ; l’opéra aurait pu s’arrêter avant cela sur ces mots forts, répétés à plusieurs reprises : « mercy on the living » – « compassion pour les vivants ».