On récupère Teodor Currentzis comme on l’avait laissé à la Philharmonie de Paris il y a un peu plus d’un mois, tout de noir vêtu, cette fois-ci pour des retrouvailles attendues avec le metteur en scène Peter Sellars. Le duo a jusqu’ici fait des étincelles, de mémoire de (jeune) spectateur à Salzbourg ou à Aix-en-Provence, dans Mozart ou Tchaïkovski. Dans la fosse du Palais Garnier, le chef gréco-russe dirige cette fois son nouvel ensemble Utopia Orchestra dans le Castor et Pollux d’un Rameau qu’il connait sur le bout des doigts, comme en témoigne notamment son brillant album The Sound of Light consacré au compositeur français en 2015.

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Castor et Pollux au Palais Garnier
© Vincent Pontet / Opéra national de Paris

Avec une même maestria, Currentzis nous emporte ici dans la grande machinerie théâtrale baroque à la recherche d’ombre et de lumière. Bien sûr on retrouve ici son art des contrastes, des ruptures rythmiques et ses relectures échevelées des partitions. Les tempêtes y sont cinglantes ; les continuos, à l’orchestre, d’une douceur ineffable, véritables sérénades sur fond de pizzicati ; les airs, de grandes plages introspectives, méditatives et émotionnellement abyssales.

Force est de constater que Rameau se prête à merveille à ce décapage et que l’interprétation de Currentzis s’élève bien au-delà d’un simple maniérisme. Dès le célèbre air « Tristes apprêts » à l’acte I, la recherche progressive d’un pianissimo infini nous rappelle que la musique n’existe qu’en contrepoint du silence, dans un air de deuil, métaphore s’il en est de la vie elle-même et de notre bref passage sur Terre. Sur scène, l’hypersensible et stratosphérique Jeanine De Bique (Télaïre), en parfaite communion avec la fosse, offre une leçon de chant où toute émission n’est qu’une forme de soustraction sonore, là aussi vers le silence. Dans les dernières notes de l’air, on ne distinguera même plus la voix orchestrale de la voix humaine. Dans le reste de l’œuvre, elle resplendira par l’humilité de sa présence vocale et scénique.

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Jeanine De Bique (Télaïre), Marc Mauillon (Pollux)
© Vincent Pontet / Opéra national de Paris

Castor et Pollux : cette fable qui présente deux frères que la mort de l’un sépare, et où le sacrifice de l’autre vient racheter la mort du premier dans un geste de pure altérité, générosité et humilité. Cette histoire sied à merveille aux deux principaux artisans de la soirée. Currentzis dans sa vision hautement spirituelle de la musique vers un idéal de paix et Sellars dans cette croyance forcenée en l’universalisme du genre humain.

Pour cela, Sellars file la métaphore des astres et des étoiles déjà présente dans le livret. Sur scène, un dispositif extrêmement simple avec quelques éléments mobiliers relevant d’une mythologie contemporaine : douche et rideau plastifié, canapé rouge avachi, kitchenette formica, lit en fer forgé. En fond de scène, des vidéos fixes projetées, sans aucun soin donné aux transitions : carrefours routiers la nuit et à l’aube ou vues satellitaires de la Terre, de la Voie lactée et d’autres planètes. C’est d’une âpreté séduisante.

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Castor et Pollux au Palais Garnier
© Vincent Pontet / Opéra national de Paris

Comme d’habitude avec Sellars, tout fonctionne ici par symboles et rituels allégoriques, simples et concrets, permettant d’universaliser le propos : gestuelle archétypale des chanteurs (mains jointes, mains sur le cœur, mains tendues vers l’autre, vers le ciel, etc.), prosaïsme des entrées et sorties de scène, disposition du chœur – merveilleusement impliqué – à la face.

Tout au long de l’opéra, Sellars fait appel à un groupe de quatorze danseurs de flex, cette danse de rue importée des États-Unis, cousine du krump et du bruk-up, qui travaille sur l’extrême tension et déboitement des articulations, une danse basée elle aussi sur un vocabulaire et une représentation symbolique qui lui sont propres.

<i>Castor et Pollux</i> au Palais Garnier &copy; Vincent Pontet / Opéra national de Paris
Castor et Pollux au Palais Garnier
© Vincent Pontet / Opéra national de Paris

On s’émeut devant un de ces corps ainsi démembré, figurant l’âme de Castor en train de s’élever devant sa Télaïre, aux portes du mutisme. Dialogue des époques, des genres et des sociétés, dans un métissage qui ne noie pas la différence. Attention toutefois à ce que ce geste ne devienne pas un raccourci inclusif ou une facilité dans l’institution qu’est l’Opéra de Paris – on pense au précédent Rameau/Cogitore autour du krump. Souvent percutantes, comme à l’entrée de Jupiter, tel un système solaire composé de huit corps célestes, leurs interventions n’échappent pas à certains – rares – moments illustratifs et pléonastiques vis-à-vis de l’action.

En communion parfaite avec le projet, on retrouve des voix de premiers plans aux lignes vocales et à la diction impeccables. C’est Laurence Kilsby en Amour, dans ce prologue réinséré pour l’occasion, avec un « Renais plus brillante, paix charmante » tellement éloquent. C’est aussi le Pollux de Marc Mauillon, entre parler et chanter, et le Castor de Reinoud Van Mechelen, fraternels et complémentaires jusque dans leurs timbres.

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Castor et Pollux au Palais Garnier
© Vincent Pontet / Opéra national de Paris

Aux applaudissements, la scène salue généreusement la fosse, tous les musiciens sont restés. Cela témoigne assurément de la complicité et de la générosité qui se sont formées autour d’une création dont on pourra par moments être extérieur à une forme de naïveté new age. Mais une générosité qui nous parvient tout de même, entre lumière et silence, dans une danse des astres pour la paix universelle, venant nous parcourir l’échine dans un frisson de béatitude et d’angoisse où, comme l'écrivait Blaise Pascal, « le silence éternel de ces espaces infinis [nous] effraie ».

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