D’un pas décidé et tranquille, Mirga Gražinytė-Tyla fait son retour sur la scène de l’Auditorium Rainier III et les spectateurs la perdent de vue quand elle se fraie un chemin entre les pupitres de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, petite silhouette discrète au milieu des violons. Une fois sur le podium, il sera en revanche difficile de la quitter des yeux : le geste est franc, le bras solide, la battue claire ; Gražinytė-Tyla impressionne tant elle respire l’autorité sans jamais basculer dans l’autoritarisme, simplement à l’écoute du discours orchestral, attentive au bon équilibre de la phalange sans céder à la tentation de l’effet de manche inutile.
En cette seconde partie de concert, Roméo et Juliette de Prokofiev est pourtant de ces pièces hyper expressives qui permettent aux chefs de se mettre en scène. Le ballet de Prokofiev s’empare de la tragédie de Shakespeare avec une surenchère d'effets spectaculaires : coups de boutoir assassins, danses pétillantes et thèmes sucrés se succèdent sans temps mort, permettant de suivre l’intrigue sans le moindre support textuel. Dans un premier temps, on serait même presque déçu de la relative sobriété de la cheffe : Gražinytė-Tyla contrôle tellement bien l’ensemble, les départs, les tempos, les transitions, qu’on aimerait être emporté davantage… Il faudra quelques numéros pour réaliser à quel point ce soin est au contraire bigrement intelligent : en n’encourageant pas trop tôt les explosions de décibels, Gražinytė-Tyla ménage la progression du drame jusqu’à la conclusion qui nous attrape à la gorge. Car la cheffe a décidé, détail peu commun, de ne pas se contenter de donner la version courte des funérailles et de la mort de Juliette (deux numéros qui figurent dans les deuxième et troisième suites tirées du ballet) mais de donner la version longue (extraite du ballet lui-même). Ce choix donne infiniment plus de poids à la dimension tragique de l’ouvrage et amène l’œuvre de Prokofiev au-delà de la simple débauche de moyens orchestraux à laquelle on peut parfois avoir droit. Le silence qui suivra les dernières notes dans l’Auditorium avant les applaudissements sera particulièrement éloquent ; sans artifice, sans esbroufe, en narratrice plus qu’en actrice, Gražinytė-Tyla a livré une lecture de Roméo et Juliette qui restera dans les mémoires.
L’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo doit être tout entier associé à cette réussite. Car il faut pouvoir enchaîner les traits virtuoses dans les cordes, tenir les motifs surexposés dans les cuivres et les bois, assurer la cadence sans déraper dans les percussions ! Ce soir, du basson de « Frère Laurent » aux entrechats des premiers violons dans « Juliette jeune fille », tous les pupitres ont répondu présent. On restera en revanche plus réservé sur la performance de la formation symphonique dans le méconnu Concerto pour violoncelle de Weinberg en première partie. Certes, il s’agissait d’une première pour l’orchestre (ce compositeur contemporain de Chostakovitch est surtout un des chouchous de la cheffe), mais les fréquents décalages entre le soliste au premier plan et les vents à l’arrière-scène auraient dû malgré tout être moins nombreux. Ce n’est pas le soliste qui est à blâmer, au contraire : occupant inhabituellement le devant de la scène, Thierry Amadi, violoncelle solo de l’OPMC, a su de son côté se détacher de sa formation en apportant aux traits toute leur brillance et en ornant les différents motifs d’une palette de couleurs variées, allant du chant chaleureux aux commentaires acides. Corporate jusqu’au bout, le violoncelliste aura la belle idée d’inviter lors de son bis deux camarades de l'orchestre, Liza Kerob et Federico Hood, pour un finale du Trio à cordes op. 48 de Weinberg de fort belle facture chambriste.
Signe d’un bel état d’esprit partagé par tous, Gražinytė-Tyla fera pour sa part revenir saluer le soliste à l’issue du concert. On sait l’actuel directeur musical de l’OPMC, Kazuki Yamada, sur le point de rejoindre le City of Birmingham Symphony Orchestra. Se pourrait-il que l’ancienne directrice musicale de la formation anglaise fasse un jour le trajet inverse dans le mercato des baguettes ? Après une soirée aussi heureuse, ce serait tout sauf une mauvaise nouvelle.
Le voyage de Tristan a été pris en charge par l'Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo.