Les premières notes de la Huitième Symphonie d’Antonín Dvořák atteignent à peine les oreilles des auditeurs de la Philharmonie qu’il faut déjà se rendre à l’évidence : Iván Fischer respire la musique. En quelques secondes, en quelques gestes, le chef hongrois souligne le phrasé, donne un appui, une direction, une allure, un caractère, et voilà l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam qui s’élance avec lui dans une interprétation d’anthologie. Du début à la fin, l’œuvre de Dvořák retentira comme un rêve incarné.

Iván Fischer dirige l'Orchestre du Concertgebouw d'Amsterdam à la Philharmonie © Ondine Bertrand / Cheeese
Iván Fischer dirige l'Orchestre du Concertgebouw d'Amsterdam à la Philharmonie
© Ondine Bertrand / Cheeese

Certes, la Huitième Symphonie n’est pas une partition particulièrement difficile à défendre, tant les ingrédients qui la constituent sont clairs : on y entend l’attachement de Dvořák à la nature (ces chants d’oiseau stylisés à la flûte ou à la clarinette), son goût pour les danses et les chansons traditionnelles (dans le troisième mouvement notamment), son amour pour un lyrisme et un sens du drame très opératiques (lui qui fut alto solo à l’Opéra de Prague), sa culture religieuse au détour d’un choral, sa science formelle cousine de Brahms dont il était proche. Mélangez le tout d’un coup de baguette et vous obtiendrez déjà une pièce montée tout à fait convaincante !

Fischer et le Concertgebouw font entendre tout cela et plus encore, faisant entrer la cuisine de Dvořák dans la stratosphère de la plus haute gastronomie. Il faut dire que la recette est réalisée par une phalange aux petits oignons, qui pourrait jouer cette partition sans chef sans la moindre difficulté. Il n’y a qu’à voir la façon dont les musiciens des cordes évoluent les uns avec les autres sans se lâcher d’une semelle, les regards et les sourires qui s’échangent entre les chefs d’attaque… Au premier rang face au chef, c’est un véritable octuor qui est en place et entraîne le reste des troupes dans son sillage à la façon d’un immense ensemble de musique de chambre.

À l’autre bout de l’orchestre, la ligne puissante et souple des contrebasses soutient l’édifice sans ciller, se concertant quand il le faut avec un timbalier impeccable. Entre ces deux fronts, bois et cuivres sonnent en symbiose, avec une cohésion et une rondeur de son admirables dans les tuttis et des prises de parole solistes éblouissantes – on reste bouche bée devant le rayonnement tranquille de Kersten McCall à la flûte, la pureté des sonneries de cors et de trompettes, les interventions goguenardes des bassons. Tout est juste, naturel, fluide, lumineux, irrésistible : une démonstration orchestrale comme on en voit rarement.

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Iván Fischer dirige l'Orchestre du Concertgebouw d'Amsterdam à la Philharmonie
© Ondine Bertrand / Cheeese

L’orchestre pourrait se passer de lui ? Iván Fischer semble le savoir et apprécier sa chance. Jamais le maestro ne bat la mesure pour dicter simplement le tempo. Chacun de ses gestes est là pour aider les musiciens à rehausser encore leur jeu collectif, les inviter à des textures pianissimos sublimes (dans les variations du finale), les encourager dans un climax euphorisant ou dans des effets bien trouvés (les dérapages contrôlés du troisième mouvement, les rires ajoutés – sic ! – du finale), leur transmettre un supplément d’âme dans un chant, sans oublier de les avertir parfois, très rarement et très discrètement, quand l’ombre d’un déséquilibre guette.

On sort de cette interprétation fabuleuse si ébloui et ému qu’on en oublierait presque la première partie de la soirée, alors même qu’elle avait déjà atteint des sommets. Maria João Pires a joué le Concerto « Jeunehomme » de Mozart avec une éloquence humble devant laquelle on ne peut que s’incliner. Le visage concentré, les doigts roulant souplement sur le clavier, dans le clavier plutôt, avec un étonnant mélange d’incrustation puissante et de délicatesse absolue, la pianiste dessine le phrasé mozartien comme ces génies de la calligraphie manient leur pinceau.

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Maria João Pires, Iván Fischer et l'Orchestre du Concertgebouw d'Amsterdam
© Ondine Bertrand / Cheeese

Derrière le couvercle du piano, Iván Fischer l’accompagne avec une modestie touchante. Il n’a pas quitté son podium entre le concerto et la pièce qui ouvrait le programme, préférant attendre simplement sur scène pendant le changement de plateau. La pièce en question ? L’entracte de la suite de Marsyas du méconnu Alphons Diepenbrock, une œuvre intéressante où le faune debussyste semble croiser des amants wagnériens. Ce soir, la pâte orchestrale est si somptueuse qu’elle fait passer au second plan le matériau parfois étrangement disparate ; Fischer et ses alchimistes amstellodamois ont décidément le don de transformer en or pur tout ce qu’ils touchent.

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