Elle semble toujours inattendue, même après vingt ans, cette alliance de musique vocale austère et du son errant du saxophone. Pourtant l’alchimie entre Jan Garbarek et le Hilliard Ensemble est indéniable.
Il serait quelque peu trompeur de décrire Officium comme une improvisation du saxophoniste norvégien sur fond de musique ancienne : aussi maladroit qu’il serait de catégoriser ces collaborations comme de la musique grégorienne, ou comme du jazz. Le projet est bien plus complexe que cela, et son attrait moins explicable. Jan Garbarek et le Hilliard Ensemble sont en dialogue ; ils sont égaux, dans leur création de cette texture sonore particulière. Il serait peut-être plus savant de décrire ceci comme de la polyphonie, en imaginant le saxophone de Garbarek comme une cinquième voix.
Cette collaboration ralentit peu à peu après vingt ans de succès international. Le groupe a donné vie à trois albums, et s’est produit dans les cathédrales de Berlin à Sienne, Londres à New York. Nous assistons à la tournée finale du Hilliard Ensemble, dont le dernier concert aura lieu au Wigmore Hall à la mi-décembre. Demain, à Cambridge, sera la dernière incarnation live d’Officium. L’idée plane, dans la Cathédrale Saint-Pierre à Genève, que nous assistons à un moment d’envergure historique.
Le programme de la soirée suit l’arc de l’album Officium Novum de 2010 : Garbarek ouvre le concert seul, si discrètement qu’une partie du public se méprend et pense qu’il ne fait que s’échauffer. Mais quand les voix se joignent à lui, les harmoniques planantes réverbérant sous les voûtes et sur les colonnes de pierre, un silence hypnotique se fait. Même le chêne des bancs cesse de crépiter lorsque le quatuor fait sa procession à travers la nef.
Le concept a connu une certaine évolution depuis la sortie de l’oeuvre-phare Officium, dont un million et demi de copies avait été vendu. Dans ce premier opus, le Hilliard Ensemble reste dans son arène de préférence – la musique ancienne – où Garbarek les suit. À les voir aujourd’hui, on a le sentiment que voguant sur leur succès, ces cinq hommes ont pris des libertés depuis cette époque, et suivi d’autres chemins d’inspiration mutuelle. Officium Novum, la deuxième suite après Mnemosyne en 1999, en délaisse le latin pour le russe, le français, le croate, le suédois, l’anglais, s’ouvrant au Nord et à l’Est de l’Europe. Ce concert de clôture est un reflet de cette nouvelle variété.
Il n’y a pas seulement le choix d’œuvres qui a évolué depuis 1994, mais l’approche collaborative elle-même, devenue plus exploratoire. Garbarek ne fait pas que broder sur des musiques existantes : il en transforme le matériau même. D’ailleurs, plusieurs morceaux du programme sont ses propres compositions (dont le très joli "We Are the Stars" qui rappelle Whitacre ou MacMillan). C’est l’inverse du concept d’origine, et le projet en gagne une certaine profondeur.
Les membres du Hilliard Ensemble ne sont peut-être plus si jeunes, mais restent tout de même des maîtres. David James, Rogers Covey-Crump, Gordon Jones et Steven Harrold chantent en choeur depuis des années, et cela s’entend dans chaque pièce. Ils savent créer un son d'ensemble. Si le ton venait à trembler, si une voix devait s’affaiblir un moment, les trois autres se soulèvent pour le soutenir. On pourrait presque dire les quatre autres, puisque la voix du saxophone est parfaitement mêlée à la leur. Ainsi, s’il y a des moments où les voix se perdent presque dans une acoustique caverneuse, Garbarek les choisit pour monter en flèche de façon transcendante.
La voix immaculée du haute-contre David James mérite une mention supplémentaire. En tant que compagnon et double naturel du saxophone, sa voix forme la clef de voûte de l’alliance et du projet entier. Dans "Most Holy Mother of God" d’Arvo Pärt, elle est particulièrement impressionnante. Si, parmi les autres, il y a d'occasionnels moments chancelants vers les registres graves, ils sont rapidement réparés et pardonnés. À chaque moment du concert, le son est purifié, perfectionné.
Pendant ce temps, Garbarek flotte en fond de scène, méditatif. À certains moments, le son transperçant qu’il crée est sauvage, angulaire, de quoi faire trembler. Puis, la voix du saxophone ténor ou soprano s’adoucit tout à coup jusqu’à ce qu’elle soit quasiment inséparable des voix. Ceci encourage une détente, un certain enjouement de la part du Hilliard Ensemble, qu’on remarque dans leurs vocalises sinueuses comme dans l’éclat des coups de glotte. Ce n’est pas seulement Garbarek qui apporte un élément de modernité sonore : les maîtres n’ont pas peur de prendre des risques. De temps en temps, il est saisissant de deviner l'étendue de leur improvisation. Quoi qu’il en soit, à l’approche de la retraite, le Hilliard Ensemble respire de grâce, de chaleur, et d’élégance – comme ils l’ont toujours fait.
Peu d’alliances demeurent aussi fascinantes pendant vingt ans. Dans ces derniers concerts, les interprètes rayonnent d’inspiration sans trace de fatigue, en donnant vie à cette mêlée si étrange et merveilleuse de l’ancien et du moderne, d’équilibre et d’énergie, de friction et de fusion.