Il y a des fruits de contre-saison qu’on aurait tort de refuser. Bien que le dimanche de la Trinité succède dans le calendrier liturgique à celui de la Pentecôte, il n’est pas moins plaisant d’entendre les cantates que Johann Sebastian Bach lui dédie dans la grisaille automnale lyonnaise.

Le Banquet Céleste © Mael Photography
Le Banquet Céleste
© Mael Photography

Wer sich selbst erhöhet (BWV 47) débute avec ce bercement délicat et légèrement dansant produit par des vocalises ciselées qui font immédiatement rentrer dans le plus profond de la matière. Le Banquet Céleste joue debout : son arc de cercle entoure les quatre solistes comme un dossier solide, qui n’a pas forcément besoin qu’une direction hiératique soit placée face à lui. Damien Guillon, chef et contre-ténor, est en effet embarqué dans le quatuor vocal, auquel il donne des inspirations discrètes mais très précises, suivies instinctivement par ses collègues. Le sens du collectif porte chacun des musiciens, et la joie typique de tout bon ensemble baroque est bien l’ingrédient principal du concert de ce soir : il n’est que naturel qu’elle se transmette aisément au public.

Lumineuse, Céline Scheen possède l’une de ses voix qui semblent faites pour l’interprétation du répertoire baroque : une aisance technique qui fait apparaître faciles les doubles croches véloces des mélismes, une conduite du son sereine, une justesse impeccable et cette brillance cristalline dans les aigus qui fait qu’en tutti, la soprano perce toujours, tout en étant à sa juste place. On regrette en revanche que les trois voix plus graves ne ressortent pas suffisamment dans les tuttis : l’équilibre entre elles et avec l’orchestre mériterait un réglage plus attentif. Aussi les somptueux harmoniques que Damien Guillon déploie pourtant dans ses aigus bien placés sont-ils bien trop discrets dans le registre médium. Cela n’enlève rien aux qualités qui sont perceptibles dans les airs et récitatifs de cette cantate, mais aussi dans le magnifique duo avec Céline Scheen, « Wir eilen mit schwachen, doch emsigen Schritten » issu de la Cantate BWV 78 Jesu, der du meine Seele. La surenchère réciproque culmine, dans cette course imposée par le tempo, dans la supplique commune « zu Dir », montrant toute la complicité et l’amitié qui animent le duo expérimenté.

Thomas Hobbs, lui aussi, est l’une de ces voix de ténor léger anglais qu’on aime bien dans Bach ; parfois cependant, un brin d’harmoniques aigus supplémentaires et moins de précipitation dans les finales pourraient parfaire sa prestation sensible. Dans « Ach ! ich bin ein Kind der Sünden » (BWV 78), on se régale en parallèle à son récitatif de l’excellence du violoncelle et de la contrebasse : si on n’avait pas le son, à l’image, on jurerait que le pincement des cordes est celui d’un swing de jazz. Le baryton de Benoît Arnould, lui aussi, se prête très bien à ce répertoire : la suavité de son timbre se goûte dans de simples interjections (« Selig sind die Toten ») ou dans ses solos, comme « Die Wunden, Nägel, Kron und Grab ». Cependant, ce répertoire peut le désavantager par moments : si les graves sont parfaitement assurés, ils n’ont pas la même puissance que le vrai centre de sa tessiture.

Vu la qualité intrinsèque des solistes vocaux, qu’il soit permis d’exprimer un vrai regret en tant que native de la langue de Bach. Quand on s’attaque à ce répertoire, il est sincèrement dommage de traiter la phonétique par-dessus la jambe. Si le texte est souvent compréhensible et globalement soigné ce soir, comment les chanteurs peuvent-ils cependant persister à chuinter avec nonchalance ce [ch] qui ne peut se confondre avec un [sch] ? Les dégâts sur les mots « Ewigkeit », « Furcht » ou le simple mais récurrent « sich » font déjà sursauter. Que dire de ces cocasses « couenne » (Schwarte) et « sueur » (Schweiß) que notre oreille croit identifier à l’écoute, alors qu'un coup d'œil sur le livret nous informe qu'il s'agit en réalité de verbes aussi banals que « ich warte » ou « ich weiß » ? Il ne viendrait pourtant à l’esprit d’aucun chanteur baroque de faire fi du th anglais dans Purcell ; on pourrait donc attendre un respect identique pour la phonétique allemande dans Bach, dont font preuve même des chœurs amateurs suffisamment sensibilisés.

S’il y a un élément qu’on ne peut en revanche absolument pas prendre en défaut ce soir, c’est l’orchestre, qui brille par sa parfaite homogénéité, l’écoute et l’attention au chef. Les solos de Marie Rouquié (premier violon exquis), de Jean Bregnac (flûte) ou d’Irene del Rio Busto (hautbois), pour ne citer qu’eux, sont de vrais enchantements, largement applaudis : Le Banquet Céleste côté instrumental est un délicieux nuage sonore, sur lequel peuvent s’asseoir en toute confiance les chanteurs, à la manière de putti baroques.

« Es ist genug » (« C’est assez »), déclare le chœur final de la Cantate BWV 60 : non, de cette redécouverte inspirée de Bach, nous n’en aurons jamais assez, quelle que soit la saison.

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