Créé en 2023 à Marseille, le spectacle Mythologies de Preljocaj est présenté à La Seine Musicale en cette fin de saison 2025. Les vingt danseurs réunis au plateau sont issus pour moitié du Ballet Preljocaj, pour moitié du Ballet de l’Opéra National de Bordeaux, dont l’Orchestre a enregistré la musique – une composition originale de Thomas Bangalter. Le déroulé explicité sur la note de programme fait s’enchaîner des tableaux inspirés de différents mythes, plus ou moins connus, illustrés alternativement grâce à des scènes d’ensemble et des moments plutôt centrés sur une figure ou un couple mythologique incarnés par des solistes. Si le concept est séduisant, et la chorégraphie de Preljocaj très travaillée jusque dans les détails, la soirée peine malgré tout à nous emmener véritablement ailleurs en raison de l’absence d’un fil conducteur satisfaisant et de quelques longueurs voire lourdeurs, malgré l’implication irréprochable des interprètes et la grande beauté de certains passages.

Tout commençait pourtant à merveille, avec une scène d’ouverture éthérée rappelant la poésie profondément spirituelle à l’œuvre dans la dernière création du maître, LICHT. Mais alors que Laurent Garnier parvenait brillamment dans LICHT à donner corps à une forme de mystique, dans Mythologies à l’inverse, ce qui ne convainc pas, d’emblée, c’est la musique. Thomas Bangalter est identifié comme ex-membre des Daft Punk ; son nom est connu et reconnu, mais sa réputation ne s’est pas construite dans l’univers du classique, encore moins du symphonique… On pouvait d’ailleurs logiquement imaginer que son background « French touch » l’inciterait à utiliser dans sa composition des sonorités électroniques, à proposer une bande-son à la croisée des mondes. Que nenni ! L’écriture s’avère traditionnelle et assez pauvre en inspiration ; il y a certes des couleurs différenciées en fonction des tableaux, mais les harmonies sont d’un ennui terrible, et l’instrumentation laisse à désirer – ne parlons pas des lignes mélodiques manquant cruellement d’originalité ou du phrasé peu convaincant qui empêche de se laisser happer par la proposition. Et comme souvent en danse contemporaine, le son a été enregistré au préalable et émane donc d’enceintes, ce qui n’arrange rien…
Si (et seulement si) on parvient à faire abstraction au bout d’un moment de cette bande-son déceptive, on arrive à adhérer à un bon nombre de propositions dansées intelligemment construites. Les costumes signés Adeline André mettent fort à propos en exergue la référence qui est citée dans le tableau en question : les Amazones par exemple sont vêtues de robes longues mais ouvertes sur la poitrine, mi élégantes mi sensuelles ; les Naïades semblent des fées tout droit venues de Midsummer Night’s Dream ; le catch scénographié en hommage à Roland Barthes – dont la caractéristique non genrée est particulièrement appréciable – permet de schématiser un affrontement guerrier avec beaucoup d’humour et de finesse.
Et quand le rêve commence doucement à s’immiscer dans ce spectacle complexe quoiqu’attirant, le réel hélas s’en mêle et ramène soudainement les spectateurs au présent : l’orage violent qui assaille Paris ce soir-là interrompt la représentation au bout de quelques dizaines de minutes pour près d’une heure, le temps que le courant soit rétabli. Les dieux essaient-ils de transmettre un message à l’humanité ? Nul doute en tout cas : le dérèglement climatique frappe désormais tout le monde, partout. Inutile d’espérer un miracle quant à ce désastre qui fait pleinement écho à la citation de Preljocaj retranscrite dans la note de programme (non sans ironie) : « Dans les mythologies, nous voyons beaucoup d’erreurs, des choses à ne pas faire, des choses qui conduisent à la catastrophe. (…) Cela devrait nous servir de leçon et malheureusement ce n’est pas toujours le cas. »
Le spectacle est de fait plus long qu’initialement prévu et donné en deux parties alors qu’il était prévu sans entracte, ce qui n’aide pas à en percevoir l’essence, bien que la concentration des spectateurs soit paradoxalement accrue après l’incident et en lien les applaudissements admiratifs à l’annonce de la reprise. Quelques illustrations mythologiques semblent superflues, à l’image du Minotaure affublé d’un costume trop explicite et s’acharnant de manière également trop explicite sur une jeune femme craintive en naïve robe blanche. Alors que les solos et duos permettent d’apprécier les qualités des danseurs mis en avant, ce raffinement délectable de Preljocaj contraste avec des illustrations plus spectaculaires, comme la chute d’Icare saturée de lumières rouges et de mouvements outranciers.
L’épilogue montre des corps recouverts de draps blancs au plateau, surplombés par une vidéo composée de flashs témoignant de l’horreur dont nos sociétés sont capables (images de guerres, bombes, armées en marche, destructions…). À nouveau, le destin s’en mêle et interrompt une deuxième fois la représentation – cette fois définitivement – à quelques minutes de la fin. Le sentiment diffus d’une soirée en demi-teinte demeure, assorti d’une menace latente qui constitue sans doute la vraie réussite du spectacle en termes de message.