Invité régulier de Chaillot, Angelin Preljocaj se trouve une nouvelle fois à l’affiche du Théâtre National de la Danse en janvier 2025 avec trois œuvres créées dans les années 1980 et 1990. Le programme atteste à quel point le langage utilisé par le chorégraphe au cours de ses créations successives reste cohérent, bien que chaque ballet soit construit autour d’un fil narratif spécifique qui lui donne sa couleur propre. Une thématique globale relie les trois parties du spectacle : la notion de duo et ses nombreuses déclinaisons – la rencontre bien sûr, mais aussi la rivalité, la domination, le désir, la dépendance, le conflit… Après le mythique Annonciation dansé par deux femmes et le troublant Un trait d’union par deux hommes, les quatre interprètes du Ballet Preljocaj se rejoignent pour Larmes blanches, œuvre de facture plus conventionnelle qui clôt la soirée de manière un peu déceptive.

Il est étonnant de constater que l’ordre dans lesquelles les œuvres d’un programme sont agencées importe presque autant que le choix des œuvres elles-mêmes. Or Larmes blanches semble avoir été placé à la fin du spectacle car il réunit au plateau les couples des deux premières œuvres ; pourtant, au lieu de renforcer la tension dramaturgique qui domine dans les scènes de duos, la nouvelle configuration paraît plutôt diluer cette tension.
Écrit en 1985, le ballet apparie sur scène deux couples en noir et blanc, tels des pierrots sortis de la commedia dell’arte. Sur du clavecin baroque, les personnages évoluent à la façon de marionnettes, réalisant des trajectoires schématiques et déroulant des pas de deux construits d’après les codes néoclassiques. Au milieu de l’œuvre, une rupture survient : la bande-son devient un tic-tac d’horlogerie, comme une évocation du temps qui passe, et des gestes soudainement modernes sont répétés en canon par les couples, pour mimer des échanges amoureux plus ou moins sereins, jusqu’à un refus de baiser qui constitue l’acmé du récit. Même si les contrastes en termes d’esthétique et d’émotions exprimées présentent un certain intérêt, rien de comparable ici à l’inventivité des deux duos proposés au début.
Annonciation (1995) offre une traduction chorégraphiée d’une des scènes bibliques les plus énigmatiques, abondamment représentée en peinture et paradoxalement quasi absente du répertoire dansé. Preljocaj confie l’interprétation de ce mystère à deux femmes, ce qui renforce la puissance suggestive du tableau en accentuant le lien entre le divin et l’humain. C’est d’ailleurs la grande force de l’œuvre, si emblématique du chorégraphe : Marie et l’ange sont fondamentalement uniques, avec des rôles distincts, et s’avèrent en même temps semblables – se rejoignant notamment dans la dévotion, attitude extra-ordinaire qui confère à chacune une aura majestueuse.
Les langages des danseuses diffèrent dans leur identité corporelle et c’est ainsi que la confrontation se déploie. Marie incarne la douceur, la passivité, l’amour maternel, et évolue avec une calme fluidité sur le Magnificat de Vivaldi ; à l’inverse, l’ange s’impose dans une ambiance sonore futuriste (Crystal Music de Stéphane Roy), avec des mouvements précis et saccadés, dans une dynamique qui ressemble à une attaque plus qu’à une visite. Les danseuses se mettent à l’unisson au fur et à mesure, sous l’impulsion de l’ange ; le lien indescriptible qui les soude l’une à l’autre culmine en un baiser irrémédiable. Mirea Delogu et Verity Jacobsen font vivre avec beaucoup de justesse leurs personnages respectifs, tant dans leurs attitudes que dans leurs expressions – l’intensité de leurs regards est impressionnante, même à distance. On perçoit çà et là de légères imprécisions dans la restitution d’une chorégraphie extrêmement rigoureuse et ciselée – quelques trébuchements ou décalages –, sans que cela soit préjudiciable au rendu général vraiment convaincant.
Dans Un trait d’union (1989), ce sont deux danseurs (Yu-Hua Lin et Simon Ripert) qui se tournent autour et évoluent en fonction d’un fauteuil dont l’utilisation façonne leurs rapports, entre émulation, lutte, et attraction. La confrontation qui avait lieu dans Annonciation atteint une intensité encore supérieure : les corps sont tour à tour en équilibre l’un par rapport à l’autre (et au fauteuil !), les deux êtres se fuient et se retrouvent en se bousculant, de nombreux portés imposent à celui qui s’y soumet un sauvage rapport de force… Il n’est pas possible d’énumérer toutes les configurations improbables que Preljocaj invente. On se délecte de cette créativité atypique, souvent absurde et parfois drôle, où la virtuosité et la précision des interprètes leur permet de construire un affrontement très réaliste, au déroulé plein de suspens, fondamentalement fascinant.